Que le croquis me croque

Il n’existe pas deux façons de faire du croquis, il en existe des milliers. J’en veux pour preuve le magnifique livre De lignes en ligne*, où l’on peut admirer un échantillon de ce qui se fait de mieux en la matière. Il existe autant de manières de pratiquer le croquis qu’il y a de façons voir le monde. Mais pratiquer le croquis ce n’est pas seulement gribouiller dans des carnets en observant ce qui nous entoure, pour moi, c’est aussi une façon de penser le métier d’illustrateur. Et si aujourd’hui, si je prends énormément de plaisir à remplir des carnets, cela n’a pas toujours été le cas. Je m’explique...

L'illustrateur vu de l'intérieur : que le croquis me croque

Pratiquer le croquis, c’est un conseil que l’on peut donner à toutes celles et ceux qui désirent exercer le métier d’illustrateur.trice. Ce n’est pas une obligation, mais c’est souhaitable. Créatif en herbe que j’étais à l’époque, j’ai suivi le conseil, je m’y suis mis. Faire des croquis c’est bien, mais d’abord, quels outils utiliser ? Crayon à papier, feutre, stylo, aquarelle ? Et puis surtout, QUOI dessiner ? J’ai perdu énormément de temps à me demander quoi dessiner, avec l’étrange sentiment de ne jamais trouver le sujet digne d’intérêt à coucher sous mes crayons. Je crois qu’il y a derrière cette question, la peur d’affronter la page blanche et d’échouer à faire un beau dessin. C’était ne rien comprendre à l’intérêt du croquis.

Une autre question me taraudait l’esprit : à quoi bon copier la réalité puisqu’en un clic on la capte avec un appareil photo ? Franchement, j’ai longtemps trouvé ça ennuyeux, le croquis ! Je ne savais pas quoi croquer, ni comment le faire, j’étais mal installé dehors, avec des carnets trop grands, des crayons trop petits, tentant de cacher mes gribouillages aux curieux reluquant par-dessus mon épaule, avec la nette impression de perdre mon temps, alors qu’une tonne de boulots bien concrets m’attendait sur ma table à dessin. L’exercice du croquis offre l’exact contraire du temps contrôlé et rentabilisé. Vraiment, je ne comprenais pas l’intérêt d’une telle activité. J’ai laissé tomber à plusieurs reprises.

Jusqu’au jour où j’ai compris que de reproduire fidèlement la réalité ne m’intéressait pas. À mes yeux, l’idée qu’on s’en fait me paraissait beaucoup plus intéressante que la réalité même. La révélation ! Tout s’est décoincé. Aujourd’hui, je taille mes crayons de couleurs et je vais à l’essentiel, je ne cherche pas à entrer dans le détail, je repère les trois ou quatre éléments qui vont nous faire comprendre de quoi je parle. Ce qui m’importe c’est de créer une ambiance. Je retrouve cette approche dans les miniatures ottomanes, quelques détails seulement permettent la reconnaissance d’un personnage ou d’un lieu, l’imagination du « regardeur » fait le reste. Je ne cherche plus à représenter Paris mais une idée de Paris - Remplacez « Paris » par « Triffouilly-les-Alouettes » ou tout autre lieu ou chose qui vous intéresse de croquer.

Côté pratique voici comment cela se passe : je commence grosso modo par ce que je vois devant moi, dans la vraie vie ou sur une photo, et très vite j’improvise une composition qui s’écarte de la réalité. Je pioche un élément du décor ici, un autre là, je complète par un motif graphique, je m’inspire aussi des représentations culturelles qui existent sur le sujet – arts décoratifs, couleurs, architectures – Je compose, je décompose, ainsi les éléments s’emboîtent les uns avec les autres et finissent par créer une « fausse » image de la réalité mais qui, dans l’esprit de celui qui regarde, correspond à l’image qu’il s’en fait. De telle sorte qu’aujourd’hui, je prends énormément de plaisir à dessiner. Je ne croque pas la réalité, je la décroque.

Mes carnets de croquis sont aussi des carnets de travail. J’y note des idées de projets, des idées graphiques, j’y dessine ou j’y colle un tas de petites choses que je glane ici ou là. Et - que cela reste entre nous - je pompe allègrement les peintres que j’admire ; une plante chez le Douanier Rousseau, un oiseau chez Fernand Léger, une posture chez Gauguin… Bref tout ce qui me tombe sous les yeux et qui m’inspire de la joie graphique. Le carnet devient alors une sorte de catalogue de formes et d’idées qui me serviront ou pas pour mes illustrations. C’est bien connu que tout ce que l’on ne note pas, s’envole.... vers les carnets des autres créatifs. Lorsque je feuillette mes anciens carnets, je me rends compte que j’ai oublié presque toutes les idées que j’y ai notées, la plupart ne valent rien d’ailleurs. Le temps permet de faire le tri.

J’ai aussi découvert avec l’expérience l’outil qui me va bien : les crayons de couleurs, que j’utilise rarement au-delà de trois couleurs (sinon je panique), ce qui confère à mes croquis un aspect esthétique - du moins, j’espère ! - Là encore, peu importe la réalité, un cheval peut être bleu, un soleil vert, un chien jaune (vous y verrez sans doute des références.)

Mais ce n’est pas tout ! Pour un illustrateur comme moi qui carbure à la commande - donc à la contrainte - le croquis représente une formidable occasion de liberté, une sorte de cour de récré. Mieux encore, il me permet de tester des approches graphiques que je pourrai incorporer dans mon travail de commande. C’est là une vraie opportunité de me renouveler quant à mon approche graphique.

Enfin, le croquis m’oblige à prendre le temps. Me poser et observer ce qui m’entoure, m’imprégner d’un lieu, d’une photo, d’une culture. À l’heure où tout est urgent, il est urgent de préserver ces moments privilégiés. Paradoxalement, impatient de nature, j’aime que mes croquis prennent forme rapidement, incapable de rester plus d’un quart d’heure sur un dessin. C’est pour ainsi dire une parenthèse enchantée, le bonheur de « perdre » mon temps. Ce temps perdu que certains recherchent à tout prix.

Après quelques années de pratique, je peux témoigner d’une chose : plus on dessine, plus on sait dessiner, mais plus on sait dessiner, moins on est libre, prisonnier de codes et de réflexes graphiques. L’exercice du croquis permet justement de s’extraire de cette équation complexe. De ce point de vue et à condition de trouver sa propre recette, il devient indispensable à un.e illustrateur.trice de le pratiquer.

(*) De lignes en ligne, Nicolas Barberon et Annaïg Plassard, éditions Eyrolles

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