L'électron libre

Selon Kant – avouez que de commencer par « selon Kant », ça envoie du lourd ! – nous ne pouvons vivre avec les autres, mais nous ne pouvons pas plus vivre sans eux. Nous sommes des êtres solitaires qui devons vivre ensemble. Ce qui vaut pour la société en général, vaut à moindre échelle, pour le microcosme graphico-artistique. Que penser de la question de la communauté, dans nos métiers créatifs ? À plusieurs reprises, j’ai tenté l’aventure du groupe, je parle d’un point de vue professionnel, on est d’accord ! Non pas que j’adore m’empêtrer dans des imbroglios psychologiques (encore que), mais j’aime l’idée que chaque expérience m’en apprenne un peu plus sur moi-même et sur mon métier, alors je vais voir. Et voici ce que j’ai vu... Âmes sensibles, s’abstenir !

Clod illustration blog l'illustrateur vu de l'intérieur : l'électron libre

Au commencement, il y a la fameuse pyramide de Maslow qui montre les besoins vitaux des êtres humains sans lesquels ces derniers ne peuvent vivre normalement. Par ordre d’importance, après les besoins physiologiques et les besoins de sécurité, on trouve, et c’est là où je veux en venir, le besoin d’appartenance. Sans un sentiment d’appartenance l’être humain aura du mal à vivre une vie épanouie. L’Homo Creator ressent lui aussi ce besoin de « faire partie de… » Et, si j’en crois mon propre nombril, moi plus que les autres.

Par ailleurs, nous vivons actuellement un grand retour des communautés. Les combats d’aujourd’hui exigent d’être menés en groupe. On ne fait pas la révolution tout seul… encore que, notre époque souffre d’un individualisme exacerbé où chacun peut mener sa propre petite révolution. Dans les milieux créatifs, la tendance est aux regroupements en communautés, pour partager compétences, lieux de travail ou encore motivation. Il y a indéniablement des avantages en termes d’organisation et de coûts sur lesquels on ne va pas tergiverser. Mais ces regroupements de créatifs ne vont pas sans un certain nombre de questions.

Entrons au cœur du sujet, là où la carrière professionnelle et la créativité sont menées, voire malmenées. Je parle dès à présent à la première personne du singulier. Personnellement, j’ai toujours été tiraillé entre un besoin de reconnaissance - incluant ce fameux besoin d’appartenance à la « famille des illustrateurs », si tant est que cette famille existe - et l’impression que je m’en sors toujours mieux tout seul. Je me suis donc, à plusieurs reprises, rapproché de groupes de créatifs pour vérifier si ensemble on va plus loin ; communautés, ateliers partagés, associations artistiques locales, expositions collectives... Je crois avoir à peu près tout testé. A chaque fois, il me semble avoir été finalement déçu. J’insiste, sur le fait que ces propos ne valent que pour moi seul, ma propre petite expérience ne valant que comme base de réflexion pour tout un chacun.

Je le dis sans embarras, faire communauté est vécu chez moi comme une forme d’entrave à ma liberté créative et à mon esprit critique (là, je dois commencer à vous irriter l’hémisphère droit du bocal !) Comment échapper à l’influence des autres créatifs dans un groupe ? Intégrer une communauté, c’est accepter l’idée de se placer éventuellement sous la coupe de leaders, écartant peut-être la possibilité d’une émancipation personnelle. Pire, de développer un complexe d’infériorité vis-à-vis de ceux que l’on place sur un piédestal. Il est difficile d’échapper au phénomène du leadership. À moins d’encaisser soi-même ce rôle – ce qui est peu probable me concernant, compte tenu de mon charisme de courgette et à supposer que ce rôle m’attire. J’admets volontiers que la communauté stimule et motive, au moins dans un premier temps, mais très vite, chez moi, ce sentiment laisse place au besoin de retrouver une forme d’indépendance, de tenter une échappée.

J’ai parfois ressenti, dans l’association de créatifs - censée créer cette fameuse émulation collective - un manque d’intérêt pour l’autre, un auto-centrage peu propice au véritable développement de projets communs. Ici, on avance les uns à côté des autres et non pas les uns avec les autres, chacun défendant son pré carré. Être dans une communauté c’est prendre le risque de trop attendre des autres. Voilà un autre piège dans lequel on peut facilement tomber.

Trop attendre des autres revient à penser que les solutions nous seront apportées tout cuit dans le bec et parfois attendre la validation du groupe. Or dans nos métiers d’indépendant, les solutions ne peuvent venir que de nous-mêmes. Nous sommes seuls face à nos choix, qu’ils soient artistiques ou d’orientation professionnelle. Tous les tournants importants de ma carrière, je les ai vécus seul, avec le sentiment de ne pas avoir été compris dans mes doutes et mes incertitudes. Entendons-nous, j’aime être en société et partager de bons moments avec mes pairs, je vois parfaitement les avantages de la communauté, mais j’en vois aussi parfois les limites quand il s’agit à certains moments de mener à bien une carrière de freelance.

A mon sens, le groupe fonctionne quand chacun y trouve son compte individuellement. Ne soyons pas hypocrites, nous cherchons dans le groupe ce qui nous rapportera personnellement, que ce soit en terme financier, d’expérience, d’apprentissage, de soutien ou de reconnaissance. Mais que se passe-il quand certains y trouvent plus leur compte que d’autres ? Quand il n’y a qu’une chaise et que nous sommes trois à vouloir nous y assoir. Un seul aura la chance de ne pas rester debout, les autres, même s’ils acceptent la situation, auraient préféré être l’heureux assis. Ce n’est pas honteux de ressentir ceci, c’est humain. Ce qui est honteux, c’est de faire croire que l’on pense le contraire, avec une espèce de fausse bienveillance (là, l’hémisphère droit de votre bocal doit s’embraser littéralement !)

Nous vivons une époque schizophrénique qui place l’individu au centre de tout en lui faisant croire qu’il est unique – le moi-moi-moi sur les réseaux sociaux - et qui l’enjoint à se regrouper en communauté plus ou moins large au risque de passer pour un individualiste pas beau. Au comble de ce tiraillement, il en devient même difficile de faire communauté avec... soi-même.

Qu’est-ce qui nous unit et qu’est-ce qui nous sépare dans nos métiers créatifs ? Voilà la vraie question. J’invite chacun à réfléchir sur la place qu’il est souhaitable d’occuper pour soi mais aussi dans le groupe, sans hypocrisie et sans culpabilité. À titre personnel, j’ai toujours été une sorte d’électron libre, le cul posé entre deux chaises, jamais vraiment à sa place. J’ai fini par aimer cette idée de l’électron libre, un peu perdu, évoluant sans contrainte, mais faisant partie d’un tout. Entre le besoin d’appartenance et la nécessité de mener un parcours libre et créatif dégagé de toute influence, il y a sans doute de la place pour que chaque électron puisse s’épanouir professionnellement.

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