Le goût du beau (épater la galerie)

Le Beau me pose véritablement un problème, en tant que créateur d’images et en tant qu’amateur d’images – amateur, au sens de celui qui aime. Quand je sors mes crayons pour répondre à une commande ou même quand je croque pour le plaisir et pour moi seul, j’ai pour première préoccupation de créer une image « belle ». Et je le regrette. Non pas qu’une image belle soit un problème en soi – quand c’est beau, c’est agréable à voir - mais de placer ce critère au premier rang des qualités à respecter me pose problème. L’idée de créer une image que j’estime moche, selon mes propres critères, m’angoisse follement. Et s’il m’arrive, à force de contraintes de la part d’un client, de pondre une bouse graphique, je m’empresse de cacher l’image et de me lamenter sur mon « talent » gâché. Je ne vous parle même pas de ces envies réfrénées d’arracher les pages de mes carnets de croquis. J’ai le goût du beau et c’est un problème !

Clod illustration blog l'illustrateur vu de l'intérieur : le goût du beau

Car enfin, une image doit-t-elle être belle pour susciter de l’intérêt ? La réponse est non ! Une image est réussie parce qu’elle remplit la fonction pour laquelle elle a été créée. De ce point de vue, on peut attendre d’une image qu’elle soit, avant d’être belle, drôle, joyeuse, choquante, impertinente, visible, engagée, explicative... etc. On peut même désirer qu’elle aille à l’encontre de toutes les règles de composition, d’association de couleurs, de formes, si le but recherché est de créer une image moche. C’est bizarre à dire, mais une image moche peut très bien être réussie, du coup. Pensez-vous que la principale qualité d’une affiche pour la foire à la saucisse de Trifouille-les-Alouettes, doit correspondre aux critères esthétiques épurés du design Suédois ?  Si c’est le cas, j’ai peur que l’affiche ne soit ratée (encore que j’aimerais bien voir à quoi ressemblerait cette affiche). Dans ce cas particulier, je ne dis pas que l’affiche doit être moche, je dis que les critères esthétiques doivent passer après l’objectif recherché ; et si l’affiche est belle, c’est tout bénef pour les yeux !

Le « c’est beau / c’est moche » est assez réducteur en réalité et assez peu digne d’un créatif. Sortir de ce schéma permet d’ouvrir la porte à ce que l’on ne comprend pas. C’est se donner la possibilité d’enrichir son propre vocabulaire d’expression, de prendre du recul par rapport à nos propres jugements de valeur et de changer le regard que l’on porte sur notre propre travail. Il y aura toujours quelqu’un (nous les premiers) pour affirmer que Picasso, Christo, Soulages, Buffet... etc, « c’est moche ! » Pour m’être un peu intéressé à leur processus créatif, je peux affirmer que le critère premier de ces créateurs n’était pas de faire du beau. Quelle liberté au final de pouvoir explorer ce que bon nous semble, sans aprioris de goût, sans considérations tendancielles.

On en arrive doucement à la question du sens. Quel sens possède une image publiée ? Il y a toujours une raison à l’existence des choses. Il faut essayer de dépasser la première réaction basée sur l’esthétisme. Il faut se forcer à regarder – même ce qui pique les yeux – et comprendre pourquoi et comment une image existe sous cette forme. Il serait prétentieux de croire que, guidé par notre goût du beau, nous détenions une quelconque vérité sur la valeur d’une image. J’observe très souvent que de belles images peuvent être totalement inefficaces alors que certains graphismes moisis fonctionnent à 100%. En tant que professionnel de l’image, je suis interpelé et j’estime que je me dois de sortir du jugement premier « beau / pas beau ». Je dois avouer que ce n’est pas si facile !

Heureusement, nous avons, à portée de librairie, des outils de réflexion pour nous aider à progresser. Si j’étais professeur d’art graphique (dans mes rêves les plus fous), je conseillerais à mes étudiants la lecture du livre de Jun’ichirō Tanizaki « Éloge de l’ombre ». L’auteur nous explique en quoi les arts japonais se placent au-dessus de tous les autres. C’en est presque risible de mauvaise foi, mais, là n’est pas l’intérêt de l’ouvrage. Pour étayer son propos, Tanizaki décrit subtilement chacun des arts de son pays et observe minutieusement le monde qui l’entoure. Contraste, couleur, ombre, forme, brillance, répétition, symétrie, symbole… Observation qui ne se résume pas au regard, mais aussi aux odeurs et aux sons. Et pas seulement aux images, mais aussi à l’architecture, à la mode, à la cuisine, aux designs, de manière générale à la culture… Tanizaki nous donne ici une magnifique leçon d’observation et nous indique la voie à suivre pour sortir d’un mode de jugement esthétique manichéen.

Nul ne détient la vérité en termes de beau et le bon goût n’appartient à personne. Ce qui est beau pour moi ne l’est pas pour un autre. Ce qui est beau aujourd’hui ne le sera pas demain. Allez, j’ose : le beau n’existe pas (bon là OK, je pousse un peu). Aujourd’hui plus que jamais, dans ce monde gavé d’images inutiles, donner du sens à ce que l’on produit graphiquement semble être une priorité. Engagés sur ce chemin, nous pouvons réfléchir à ce que chacun de nos choix esthétiques répondent consciemment à un besoin de sens, plus que de faire du beau pour épater la galerie.

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