A première vue, notre monde ressemble à un joyeux bazar ; notez que je reste poli. Les herbes folles envahissent les terrains vagues, les fuites d’eau s’infiltrent dans tout l’immeuble, les piétons traversent en dehors des clous et les automobilistes s’énervent sur leur klaxon. C’est le bordel ! Nous autres, êtres humains, nous pêchons par un désir trop grand d’organiser le monde. C’est ainsi que le jardin en friche nous apparait comme un chaos indescriptible alors qu’il n’est que la manifestation de Mère Nature cherchant à retrouver un semblant d’équilibre. À bien y réfléchir, il parait nécessaire qu’un minimum d’équilibre soit nécessaire dans ce bas monde pour que tout fonctionne comme sur des roulettes. De la chaine alimentaire, à la bicyclette en passant par l’activité créative - qui nous concerne ici - l’équilibre est de mise. Fort de ma petite expérience d’illustrateur, je joue, moi aussi, les équilibristes ; j’en ai même tiré une sorte de théorie que je vais me faire une joie de partager avec vous.
Par exemple, qu’est-ce qu’une composition graphique si ce n’est un équilibre entre les formes, les textures et les masses de couleurs ? Il arrive qu’une image ne fonctionne pas, sans que l’on comprenne exactement pourquoi. Un œil expérimenté saura détecter le léger déséquilibre suffisant à tout fiche en l’air, le trait de trop ou la forme trop prononcée. Composer une image équilibrée, maitriser un style, demande de la patience et du recul. Et il y a comme un mystère quand une composition graphique trouve son équilibre aux premiers coups de crayon. Tout ceci ne tient qu’à un fil.
Si chercher l’équilibre d’une composition semble une évidence pour un créatif, la façon dont il compose avec son métier parait pour le moins compliquée. Comment peut-il trouver l’équilibre entre projets perso et projets pro, entre la vie privée et la vie pro, entre le désir artistique et la demande commerciale, enfin, l’équilibre financier afin de ne pas vivre des lendemains qui déchantent ? Le créatif, en milieu hostile, doit être capable d’évaluer sa résistance, son endurance, mais aussi sa capacité à renoncer. Il y a ce que l’on veut et ce que l’on peut. Doser, mesurer, peser pour atteindre un équilibre parfait : un petit travail d’alchimiste évoluant à trente mètres du sol sur un fil de soie.
Il faut du temps pour comprendre, pour SE comprendre. J’ai dû beaucoup expérimenter pour savoir ce qui me convenait. A l’écoute des conseils de mes collègues expérimentés - dont j’ai été si friand - je me suis jeté à corps perdu dans le grand bain de ce métier – avant de comprendre que ces conseils ne m’étaient d’aucune utilité puisqu’ils correspondaient à un équilibre qui n’était pas le mien. Combien de temps travailler, qui contacter, quel style choisir, où travailler, quel logiciel utiliser… ? Autant de questions subjectives sans véritables réponses. Car il convient à chacun de trouver son équilibre. Je suis toujours embêté à l’idée de donner des conseils, car je sais qu’ils ne sont valables que pour moi seul. Je vous invite à méditer cette citation de Paul Valéry à ce propos : « une mauvaise expérience vaut mieux qu’un bon conseil. »
Il m’a fallu plusieurs années pour trouver un équilibre qui me satisfasse et sans lequel aucun épanouissement artistique et professionnel n’est envisageable. C’est là que survient « la théorie du tabouret ». Le tabouret, sur lequel je suis parfaitement installé - sans avoir mal au coccyx – se compose de trois pieds : ma vie de famille, ma vie liée aux loisirs, tels que le vélo, l’escalade ou la lecture, et ma vie professionnelle directement en rapport avec ma passion de l’image. Pour que le tabouret soit stable, ses trois pieds doivent être de même longueur, à la bonne hauteur et faits du même bois. Après des années de cette petite menuiserie, je connais la forme exacte qu’il convient de donner à mon assise et je dois être vigilant sur son entretien, car je sais que supprimer un des pieds, ou même le raccourcir d’un chouia, créera un déséquilibre fatal qui me conduira à une chute certaine. Et quand bien même je ne chuterais pas, je serais mal installé.
Poussons plus loin la métaphore. Chacun sa chaise : pour moi, c’est un tabouret, pour d’autres une chaise à roulette ou un fauteuil en cuir. Je connais des types assis parfaitement à l’aise sur une chaise à… un pied, même si l’exercice relève de l’exploit ! Certains tabourets auront un pied plus épais qu’un autre, ou un dossier, mais ce qui est sûr, c’est que l’assise d’un autre ne vous conviendra pas. Par contre, si l’équilibre confère un confort indiscutable, il s’agit de ne pas s’installer trop profondément dans un fauteuil trop mou au risque de ne plus pouvoir s’en extraire.
Il ne s’agit pas de rester figé de peur de perdre l’équilibre, mais de se sentir à minima en sécurité. Avoir assez de stabilité pour en venir à souhaiter un léger déséquilibre nécessaire au mouvement. Il sera toujours temps de vous rassoir en cas de fatigue sur le tabouret que vous aurez gardé à portée de main. Oserais-je cet oxymore qu’il faut être en déséquilibre dans l’équilibre pour avancer. Vous connaissez mon goût pour la bicyclette ! Le vélo montre à quel point l’équilibre permet d’avancer vite et loin. Mais au tout début, il faut accepter de le perdre, le temps d’enquiller deux ou trois coups de pédales et de se lancer en toute quiétude sur les routes de la création.