Trois femmes éclairantes

L’inspiration fleurit très souvent en dehors de notre domaine d’expertise. Mes sources d’inspiration sont parfois directement liées à mon activité d’illustrateur, parfois non. Je fouine évidemment d’abord du côté des arts graphiques. Dans les voyages aussi. Mais c’est la littérature qui m’emporte bien plus vite et bien plus loin que n’importe quel avion polluant. J’alterne mes lectures entre romans et « pas romans », parmi lesquels on trouve surtout les biographies et les essais en tous genres. Ces lectures sont un bon prétexte pour mettre en perspective ma vie de créatif et la réalité du terrain, sur tous les plans, que ce soit psychologique, pratique et même physique. Elles nourrissent mes réflexions et constituent une matière première pour l’écriture de mes futurs articles (dont la lecture vous ensorcèle). Dans ma bibliothèque, les ouvrages de trois femmes brillent plus que les autres ; ils m’aident à mieux cerner les contours de mon activité artistique, c’est-à-dire tout ce qui se passe un peu à l’écart de la créativité proprement dite mais qui joue un rôle essentiel dans mon équilibre personnel et mon épanouissent professionnel. Je vous parle de Cynthia Fleury, Chantal Jaquet et Claire Marin, trois femmes éclairantes.

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Dans son ouvrage « Ci-gît l’Amer », la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury nous invite à réfléchir au phénomène du ressentiment qui semble être un mal de notre temps. Même si le ressentiment envahit la société dans son ensemble, il nous touche individuellement. C’est un sentiment insidieux qui empoisonne nos existences. Les artistes doivent composer avec un ego pachydermique et une sensibilité de jeune pâquerette. Ils collectionnent les débordements émotionnels « façon dégât des eaux » au grand désespoir de leurs voisins. À travers les comparaisons, les échecs à répétition, la solitude, la difficulté à se faire une place et la volonté de s’en sortir, le ressentiment tend la perche aux artistes. Il y a de quoi la saisir, tomber dans le découragement voire pire, dans l’aigreur. Car bosser toute la journée seul, penché sur sa création (c’est-à-dire sur soi-même), pousse à des ruminations et engendre des monstres. Cynthia Fleury explore les mécanismes du ressentiment dans ses moindres détails : son origine et les dégâts qu’il provoque. On ne va pas résumer ici en quelques lignes toute la profondeur de la réflexion de l’auteure sur le sujet, mais on peut retenir une des pistes qu’elle avance pour s’en libérer : la créativité, au sens qui nous concerne (celui de l’artiste qui gribouille) comme dans son acceptation plus large d’une vie à inventer, ou à réinventer en cas de coup dur. En se concentrant sur sa création, celui qui œuvre peut canaliser ses frustrations et ses ruminations et peut transformer des émotions négatives en matières plus nobles propices à l’apaisement. Quand on se concentre pour que la couleur ne dépasse pas du trait, on ne laisse pas l’amertume noircir la page. Mieux encore, en s'engageant dans un processus créatif, l’artiste peut non seulement exprimer son ressentiment, mais aussi le transcender en utilisant toute sa puissance. C’est créer de l’énergie propre à partir de déchets mentaux pas beaux.

De son côté, la philosophe Chantal Jaquet a mis des mots sur le phénomène sociologique particulier de changement de classe sociale. Vous passez d’un milieu social à un autre en cours de route. Par exemple, vous décollez de chez les prolos et vous atterrissez chez les artistes. Ou le contraire, mais c’est plus rare. Dans ce cas-là, vous êtes un Transclasse (contraction de transfuge et de classe), suivant le terme inventé par l’auteure. Le phénomène n’est pas nouveau, mais Chantal Jaquet en a analysé toutes les subtilités, les plus agréables, comme les plus pénibles. Bon et alors ? En l’occurrence, dans l’exemple cité plus haut, vous ne vous reconnaissez plus dans le milieu populaire originel que vous quittez et vous vous sentez illégitime dans le monde dans lequel vous arrivez. Vous êtes apatride, entre deux, jamais à votre place, car vous n’avez plus de chaise d’un côté, et pas de quoi vous assoir de l’autre. Vous marchez tout le temps, à la recherche d’un endroit où poser votre cul. Certes vous avancez, mais mal assuré dans un brouillard épais. Vous avez beau avoir l’impression d’avoir atteint quelque chose, vous serez toujours à la recherche d’une place à vous. Où que vous soyez, vous n’êtes jamais chez vous. Il vous faut déployer trois fois plus d’énergie qu’un autre pour atteindre un point. C’est épuisant. Ça c’est le côté pénible de l’histoire. D’un autre côté, ce mouvement, vous porte, il vous maintient en forme, il vous pousse à aller visiter des endroits que ne vont plus voir ceux sur place depuis toujours. D’un point de vue des métiers artistiques, vous êtes sans cesse en recherche active, hyperactive même. Chaque jour est une aventure dans un pays que vous ne connaissez pas et que vous explorez sans relâche à la recherche de cette fameuse place (qui n’existe pas d’ailleurs). Votre créativité ne se tarira jamais car elle est gourmande de cette terra incognita. La naïveté avec laquelle vous découvrez ce que les autres n’ont jamais eu à découvrir, puisque ça faisait partie de leur monde, vous procure une joie sans cesse renouvelée. La cerise sur le gâteau : votre regard depuis la périphérie de ce nouveau monde vous permet d’observer avec un brin d’acuité, les travers de ceux qui vivent au centre et qui n’arrivent pas à voir plus loin que le bout de leurs certitudes. Vous n’êtes pas d’ici, vous n’êtes plus d’ailleurs, mais vous êtes libre. Quoi de mieux pour un artiste.

Si les choses de la pensée orientent mes réflexions sur mon rapport au monde et mon parcours créatif, la question du corps ne me laisse pas indifférent. Car voyez-vous l’artiste possède un corps utile au déploiement de son art et au bien-être de son psychisme. La professeure de philosophie Claire Marin connait bien la question du corps, surtout celle du corps meurtri, blessé, cassé. Dans plusieurs de ses ouvrages elle se demande comment faire avec un corps qui ne répond pas ou plus aux promesses faites à l’aube. Que faire de ce corps quand il nous trahit, quand il n’est pas à la hauteur de nos envies et de nos espérances ? Ce corps que l’on maltraite, que l’on use sans vergogne jusqu’à l’effondrement. Un corps en vrac est un corps qui ne crée plus. Encore faut-il l’avoir vécu pour s’en rendre compte et sentir la chose vous nouer les tripes. Comment recoller les morceaux et repartir de plus belle ? Claire Marin aborde la question de la réparation avec une grande sensibilité. Elle évoque l'idée que la réparation ne se limite pas à la guérison physique, mais englobe également une dimension psychologique et émotionnelle. Se relever après une blessure implique un processus de réconciliation avec soi-même, d'acceptation de la douleur et d'apprentissage à travers l'épreuve (a-t-on le choix !) Il s’agit de redécouvrir des ressources intérieures oubliées, en passant possiblement, là encore, par la créativité. Car la créativité peut jouer un rôle essentiel dans le processus de réparation, comme pour sortir du ressentiment. Se relever est un cheminement qui nécessite du temps et de la patience. Notez que la création aussi. Autant faire converger les deux et leur faire faire un bout de chemin ensemble.

Dans nos parcours, les épreuves petites et grandes que nous traversons nous constituent. Il faut arriver à en faire une matière propre si on ne veut pas être rattrapé par le découragement. Si nos métiers sont, en partie, sources de troubles, nous avons la chance qu’ils soient aussi une solution possible grâce à la créativité. C’est comme d’arriver à produire quelque chose qui tienne debout à force de malaxer une glaise molle et informe. Rien n’est joué d’avance, à chacun de faire sa tambouille. À travers leurs pensées respectives, ces trois femmes apportent une aide précieuse et indiquent un tout début de chemin à suivre. J’y vois des réponses à mes propres préoccupations, mais il me semble que leurs propos résonnent de façon plus générale dans nos sociétés modernes mais aussi dans l’exercice de nos métiers créatifs. Elles ne donnent aucune recette sucrée miraculeuse prête à être consommée rapidement et oubliée aussitôt. Elles nous invitent par un travail de recherche sérieux à une réflexion sur la place que l’on occupe dans notre quotidien de moustique agité. Je vous encourage à les lire et à méditer leurs réflexions.

Cynthia Fleury : Ci-gît l’amer, guérir du ressentiment (Folio essais, 2020)
Chantal Jaquet : Les Transclasses, ou la non-reproduction (Puf, 2014)
Claire Marin : Rupture(s) (Éditions de l’Observatoire, 2019)
Claire Marin : Être à sa place (Éditions de l’Observatoire, 2022)

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