Dans les années 80 le marketing produit vantait le deux-en-un, voire le trois-en-un. Votre produit d’entretien, non seulement décrassait, mais il désinfectait et faisait briller tout ce qu’il touchait (brillant comme le crâne du type chauve sur l’étiquette du bidon en plastique). C’était le bon temps des produits miracles et des possibilités démultipliées. Puis est venu le temps du multitâche. Pareil que pour les produits, mais pour les individus. Le professionnel qui désire s’émanciper dans l’exercice de son activité doit être capable de répondre aux diverses sollicitations : développer sa stratégie, organiser sa communication, soigner son image, produire son art, bien compter son argent, répondre aux coups de téléphone, aux mails… etc. Nous autres, freelances, nous sommes devenus des sortes de couteaux suisses multifonction.
Jusque-là rien d’impossible pour les freelances, même si les compétences nécessaires couvrent un large spectre dans les différentes disciplines professionnelles, nous sommes capables du trois-en-un, et même du dix-en-un (avec ou sans crâne chauve qui brille). Le freelance compétent est à la fois le directeur, l’exécutant, le créatif, le commercial, le comptable, le stratège et j’en passe. Et tout ça dans le même flacon. En composant avec nos points faibles et nos points forts, avec un peu de ceci et un peu de cela, on peut tirer son épingle du jeu, au moins sur le terrain des ressources pratiques. Les formations, le coaching, les conseils de la communauté créative, du travail et de la persévérance permettront à chacun de développer sa petite entreprise individuelle.
Car nous sommes une entreprise individuelle - c’est l’Administration qui le dit, et au fond, elle n’a pas tout à fait tort. Si au niveau des ressources, nous disposons des moyens d’émancipation professionnelle pratique, il existe un endroit où les choses ne sont pas si simples et concrètes. Il y a comme un flou artistique sur le terrain de la psychologie. Je n’y connais pas grand-chose en la matière, mais avec le temps, je commence à comprendre ce qui se trame à l’intérieur de ma petite entreprise, et plus précisément au sein des Ressources Humaines. L’entreprise, si individuelle soit-elle, se compose à minima d’un patron et d’un employé (voire d’un maître et d’un esclave). Comme dans toute entreprise, le patron désire développer son activité et l’employé souhaite travailler correctement, dans de bonnes conditions et ne pas trop subir la pression d’un patron qui en veut toujours plus. Vous connaissez bien le schéma ! Dans le pire des cas, le patron harcèle son employé, qui selon lui tire au flanc, et le salarié soupçonne son patron de s’en mettre plein les fouilles en l’exploitant sans vergogne.
Entre le patron et l’employé se glissent un tas de considérations : l’argent, la santé, les questions d’éthique… etc. Néanmoins, bien que les intérêts de ces deux-là divergent, l’objectif reste commun : s’en sortir le mieux possible dans la vie professionnelle. Il y a donc une forme de consensus car l’un ne peut exister sans l’autre et les deux acceptent cette cohabitation dans l’espoir d’en tirer profit. Il arrive même que l’entente soit cordiale, que l’un fasse preuve de compréhension vis-à-vis de l’autre et vice et versa. Le freelance peut donc continuer à développer son activité grâce aux différentes ressources et en espérant qu’à l’intérieur le patron et l’employé cohabitent paisiblement dans l’intérêt du bien commun.
Hélas, c’est sans compter sur la présence d’un troisième individu au sein de cette petite entreprise, une sorte de trouble-fête. Je vous présente le Passionné qui a pour particularité d’avoir l’objectif et les intérêts communs aux deux autres. Quand le patron accepte une commande alors que l’employé rechigne, le Passionné penche du côté du patron. Quand l’employé demande du temps pour peaufiner un travail le Passionné penche du côté de l’employé. À la longue, ce ménage à trois pèse considérablement sur les journées, et le soir venu, tout ce beau petit monde quitte l’entreprise (enfin, tente de quitter devrais-je dire !) et rentre à la maison en emportant tous les problèmes. Le patron, l’employé et le Passionné vivent sous le même toit, dans la même pièce, dans le même corps et dans la même tête. L’entreprise tout entière ne forme qu’un, pour le meilleur et pour le pire ; c’est l’entreprise individuelle dans toute sa splendeur.
Cette petite histoire d’entreprise nous permet d’arriver doucement au vrai sujet de cet article : le « métier-passion ». « Métier » pour gagner de l’argent et « passion » dans lequel on s’investit sans compter. Deux termes qui, associés, sonnent comme une bénédiction, mais qui trimbalent une multitude de divergences problématiques dans la vie réelle. Le métier-passion en freelance porte en lui tous les ingrédients de l’épanouissement et de l’effondrement professionnels. Personne ne soupçonne rien, car les tensions sont internes, on l’a vu plus haut. En effet, celui qui exerce un métier-passion semble plus enclin à accepter la tyrannie de son patron interne, les modalités de travail difficiles, les horaires atypiques et les rémunérations basses. De plus, les commanditaires en profitent - inconsciemment ou consciemment - estimant que, quand il y a passion, tout le reste ne compte pas. Enfin, le freelance lui-même se considère comme un chanceux qui aurait le toupet de se plaindre alors qu’il est libre de travailler comme bon lui semble – rappelons que dans freelance, il y a free. Libre comme l’air, peut-être, mais enfermé dans un bidon en plastique trois-en-un.
Comment faire en sorte que la petite entreprise fonctionne bien et qu’elle ne connaisse pas la crise ? Qu’elle fonctionne à peu près bien c’est largement possible – j’en suis la preuve vivante - mais qu’elle fonctionne sans tension interne, c’est hélas impossible. Car de virer le patron, de licencier l’employé ou de se priver du Passionné rendrait toute entreprise bancale. Il faut arriver à ce que chacun écoute l’autre dans la cacophonie interne. On peut y arriver, mais régulièrement l’un parle plus fort que l’autre et tente de s’imposer, ce qui crée inévitablement un déséquilibre qu’il faut ensuite gérer. C’est épuisant et jamais sans risque d’un effondrement.
Malgré tout, pour rien au monde je ne souhaiterais changer de métier (ailleurs l’herbe n’est pas plus verte qu’ici). J’aurais aimé vous donner une recette ou un début de solution. Je crains qu’il n’en existe pas. C’est dans l’ADN de l’entreprise-individuelle-en-freelance-des-métiers-passion de fonctionner de la sorte. En avoir conscience est déjà un premier pas vers l’équilibre. Il me semble qu’un deuxième pas est franchi quand le freelance ne se résume plus à son métier : vivre DE son activité et non pas POUR son activité. Le freelance n’est pas un, il est tout-en-un et bien plus que son entreprise. Enfin, je vous informe, au cas où vous l’auriez oublié, que si vous êtes plusieurs à l’intérieur, vous n’êtes pas seul à l’extérieur.