Vous le savez déjà, j’ai un goût prononcé pour la littérature, pour la lecture plaisir, mais avec toujours en arrière-pensée l’espoir de trouver-là une source d’inspiration ou des réponses aux grandes questions existentielles (rien de moins !) Pour l’inspiration, je peux dire que chaque lecture nourrit mon imaginaire et contribue à ma culture générale, qu’il vaut mieux soigner si l’on veut avoir plein d’idées. « Il faut cultiver son jardin » disait Voltaire. Si certains livres sont une source d’inspiration, d’autres deviennent des jalons dans mon parcours d’illustrateur, un phare dans la nuit vers lequel se diriger (« et touché par la Lumière, il prit place à la droite de Savignac ! ») Rainer Maria Rilke, le grand écrivain autrichien, n’a que vingt-sept ans quand il répond par courrier aux questions d’un aspirant poète de dix ans son cadet. S’en suit une dizaine de lettres dans lesquelles l’auteur développe sa pensée, décrit sa philosophie de la vie et, pour ce qui nous intéresse ici, aborde la question de la créativité. Je vous résume dans cet article sa vision lumineuse de la chose créative.
On notera avant tout la finesse du style d’écriture de Rilke dans son ouvrage regroupant les Lettres à un jeune poète. C’est de la dentelle, du p’tit lait pour l’esprit. Mais surtout, la portée universelle de ses propos font de ce texte un chef-d’œuvre qui parlera au plus grand nombre et sans doute encore plus aux créatifs. Au fur et à mesure de ma lecture, c’est un Rilke qui s’adressait, non plus à un jeune poète, mais au « jeune » illustrateur que je suis (vous interprèterez les guillemets comme vous voudrez).
La première question que l’on doit se poser en tant que créatif est la suivante : dois-je créer ? C’est-à-dire, est-ce que c’est une nécessité dans ma vie. Est-ce qu’un seul jour se passe sans que je ne sois tenté par l’envie de faire un petit dessin, de noter une idée ? Est-ce que je pourrais vivre sans créer ? Pour la plupart d’entre nous, évidement que oui, mais ça pourrait être difficile de l’accepter, encore qu’il est possible d’avoir une vie créative sans pratiquer une quelconque forme d’art. La véritable réponse à cette question se situe, d’après Rilke, « au fond de nous-même, là où jaillit votre vie c'est à sa source que vous trouverez la réponse à la question. » C’est joliment dit. Il s’agit de savoir si au fond de nous-même, nous sommes dévorés par « le feu sacré ». On peut se mentir à soi-même bien sûr en se cachant le fait d’en être dépourvu, ou pire, de le voir s’éteindre. Il faut sans doute un peu de temps pour répondre à cette question, et un beau matin, devant la glace, on sait si nos tripes palpitent ou pas ! Au final, c’est une question d’honnêteté envers soi-même.
Si c’est une nécessité de créer, alors nous devons renoncer à demander conseil. Vous pouvez donc arrêter de lire mes articles, même si je vous invite à lire au moins celui-ci jusqu’au bout. Puisque nous n’avons pas d’autre choix que de créer, à quoi bon demander conseil, il suffit d’avancer en suivant son cœur, ses envies, ses besoins. Est-ce que notre travail est bon ? Est-ce que je vais dans la bonne direction ? Personne ne peut vraiment nous le dire, car chaque parcours est différent, chaque vision du monde est différente. À chacun d’inventer son propre chemin. C’est bien beau tout ça, mais comment fait-on, quand on ne sait pas par où aller, cher Monsieur Rilke ?
Creusons en nous-même et puisons dans notre quotidien pour nous exprimer, dans ce que nous offre la vie : tristesse, joie, désirs, pensées passagères, rêves, sentiments, beauté du monde. « Car le créateur doit être lui-même un monde, il doit trouver toute chose en lui et dans la nature à laquelle il s'est lié. » Comprenons qu’il vaut donc mieux avoir une vie riche et être curieux du monde, plutôt que d’être aspiré par son canapé pendant que nous scrollons sur un écran. Ouvert au monde, mais fuir les « motifs communs », c’est-à-dire les tendances du moment, car celles-ci disparaissent aussi vite qu’elles sont apparues. Pas aussi simple car nous sommes le produit de notre époque, nous sommes des éponges gorgées de ce qui nous entoure, y compris de ce qui se produit en matière de créativité. Si on est curieux, on est curieux ! Allons donc chercher en nous-même les plans d’un palais idéal et construisons-le avec les matériaux que l’on trouve autour de nous, à l’exemple d’un Facteur Cheval.
Rilke n’oublie pas de pointer les sentiments pénibles. Nous devons savoir que pour les choses les plus importantes et les plus profondes de nos vies de créatif, nous sommes dans une solitude sans nom. Quand nous devons faire un choix décisif dans notre parcours, quand le doute nous assaille, quand nous peinons à produire, à trouver des commandes, nous sommes SEULS. L’expérience de la solitude est la chose la plus partagée des créatifs. Il faut l’avoir vécue pour en sentir toute la profondeur et la panique qu’elle engendre. Ne nous attendons pas à être compris dans les moments critiques. Pour Rilke, notre solitude servira d’appui et c'est à partir d'elle que nous trouverons tous nos chemins. Encore faut-il l’accepter, y survivre et savoir être patient. De même qu’il est inutile de vouloir guider les autres créatifs, au risque de les égarer, par nos doutes, notre assurance, nos propres sentiments qu’ils ne pourront comprendre. SEULS de chez SEULS, impossible d’y échapper, je crois vous l’avoir déjà dit dans un article précédent !
Il nous faudra aussi composer avec un autre sentiment désagréable : le doute. À ce sujet, laissons les choses nous arriver sans en tirer de conclusion hâtive. Ce qui nous préoccupe aujourd’hui, nous paraitra dérisoire demain. Partant du principe que le doute nous guette à chaque coin de création, il est sage de ne pas regarder de trop près ce que l’on crée et d’être indulgent avec ce que l’on produit. À regarder de trop près, on en vient rapidement à émettre des jugements chargés de reproches. Rilke semble avoir trouvé une parade : « questionnons notre doute et demandons-lui de nous fournir des preuves de ce qu’il avance. Nous le trouverons très probablement en peine de nous répondre en toute objectivité. »
Qu’en est-il des qualités nécessaires à une bonne vie de créatif ? Rilke pense que la patience est tout. Le temps ne compte pas, il ne doit pas être compté. Il voit dans la patience un atout fait d’humilité, de force et de mesure. Forts de ces qualités nous seront habillés pour l’hiver, sinon pour une carrière. Laissons la croissance naturelle de notre créativité faire son œuvre. Avec le temps notre expertise s’affinera. Et, puisqu’il s’agit de ne pas faire le béni-oui-oui, je vous laisse méditer la phrase suivante du poète, tintée d’incertitude, de doute, voire de désillusion : « Qui parle de vaincre ? Tenir est tout. »
Enfin, Rilke nous offre une grande leçon quand il nous demande d’aimer les questions plus que les réponses, d’accepter l’incertitude et tout ce qu’il y a d’irrésolu dans notre cœur et dans notre tête : « N'allez pas chercher maintenant les réponses qui ne peuvent vous être données puisque vous ne pourriez pas les vivre. Et il s'agit de tout vivre. Vivez maintenant les questions. » Ce passage à lui seul nous dit tout sur tout. Finalement mon article aurait pu se résumer à ce court passage ! Tout le reste n’est que brassage et remplissage.
Ceux qui vivent cette vie de créatif n’auront aucune peine à se reconnaitre dans les propos de Rilke. Le doute, la solitude, la patience, résonnent en nous dans notre quotidien. En dehors de toute forme de Romantisme, gardons-nous de prendre comme argent comptant ce que Rilke nous transmet à travers ses magnifiques lettres. Ça l’énerverait beaucoup de nous voir suivre à la lettre ses conseils. Surtout ne pas considérer ses lettres comme des recettes toutes prêtes ; au contraire elles doivent être soumises à notre propre expérience et nous pousser à penser notre métier suivant ce que nous sommes. Et c’est pourquoi...
Je demande officiellement aux institutions à ce que Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke soit reconnu d’intérêt artistique général et qu’il soit, à ce titre, remboursé par l’URSSAF-Artistes-Auteurs.