Tout bouge tout le temps, rien n’est stable. C’est l’impermanence du monde. On en attraperait le tournis et des envies de dégobiller. Nous nous adaptons plus ou moins, en subissant ou en prenant les devants. C’est une question de choix, de volonté, de déterminisme ou encore un cocktail des trois. Personnellement, quand je peux et quand je trouve la niaque, j’essaie de m’adapter en agissant plutôt qu’en accusant les coups violents de ce monde aux mouvements incontrôlables. Je me suis bricolé quelques outils pour m’éviter de trop pédaler dans la semoule. Par exemple, quand un engagement m’est difficile à prendre, je répète à haute voix à qui veut bien l’entendre : « Je vais le faire ! ». Dire c’est déjà faire, sous peine de passer pour un beau parleur, qui parle, qui parle... Une fois l’engagement pris, il faut y aller. Ça fiche la trouille. Et ce qui arrive ensuite, c’est l’expérience du réel.
Tout commence par un rêve, une envie. Une fois l’action engagée – processus déjà difficile en soi – il faut la mener à bien en se confrontant à la complexité du monde. On se projette, on s’imagine et, dès le premier pas, on se prend le mur du réel en pleine poire. Car aussi précise que soit notre imagination et aussi parfaits que soient nos plans, la réalité balaie tout. Celles et ceux qui pratiquent la course à pied, savent que c’est beaucoup plus difficile de fouler la terre ferme que de trotter sur un tapis de course. Sur la terre ferme, le coureur fait l’expérience du réel. On ne remplace pas le monde par un ruban en caoutchouc. Côté artistique, il y a les beaux dessins qui nous motivent sur les réseaux sociaux et il y a notre crayon gras qui racle la feuille blanche.
Aussi, à peine a-t-il posé le crayon sur le papier que l’illustrateur se voit confronté à la dure réalité. Le trait n’est pas comme il le souhaite. Il se reprend, il gomme, il repasse. Et de traits en traits, l’image prend forme. Hélas, plus il avance dans l’élaboration de l’image, plus il s’éloigne de celle qu’il avait imaginée dans son délire d’artiste génial. Le résultat est moins réussi, moins spectaculaire, disons-le, complètement raté. En tout cas, l’image diffère de celle qu’il avait en tête, et en ça, elle est décevante. Le réel ne se laisse pas faire. M.C. Escher, le type qui dessinait des figures impossibles, nous rassure sur ce point en affirmant qu’aucun humain ne parvient jamais à représenter une idée avec l’intensité de ce qu’il éprouve intérieurement. Il savait de quoi il parlait, lui qui représentait l’impossible.
Parfois, l’image est réussie. Elle est à peu près conforme à ce que l’illustrateur souhaite montrer - mais seulement quand ce dernier, dans un état d’esprit positif, accueille favorablement son impuissance à faire mieux. C’est assez rare mais ça arrive. Hélas encore, ce que l’artiste souhaite montrer, le spectateur ne le voit pas. Ou pire, il ne le comprend pas. Il voit ce qui ne devait pas être spécifiquement montré. Soit l’inconscient du créatif s’est exprimé en loucedé, soit le fossé qui sépare les idées de leurs représentations est plus profond que prévu. Quoi qu’il en soit, le réel est passé par là. Le photographe connait parfaitement toutes les règles de composition, de lumière, il maitrise tous les aspects techniques de son matériel et clique précisément au moment parfait pour obtenir une photo réussie. Mais, quand il développe son film, le réel s’est incrusté sur la pellicule, par le biais d’une mouche qui passait par là, un regard flou, un mouvement de trop.
Tout au long de sa carrière, l’illustrateur fait l’expérience du réel. Petit, il s’imaginait grand, en Zorro. Le réel étant ce qu’il est, Zorro cède lentement la place au Sergent Garcia, au fur et à mesure que le temps passe. Au mieux, il deviendra une sorte de Zorro mal fagoté, aux moustaches tombantes et au chapeau mou. La réalité dépasse la fiction. Lui qui se croyait capable de déplacer des montagnes, il peine à porter trois cailloux. Bref, à tous les niveaux la réalité nous rappelle que si c’était facile, eh ben, ça se saurait ! Mais - il y a un « mais » heureusement pour nous consoler de ce constat dépressif - gardons nos rêves au chaud, ils peuvent encore servir.
Le mur du réel existe bel et bien et l’on s’y cogne inévitablement. Impossible de le contourner. On peut néanmoins, tenter de l’escalader, trouver des portes, le longer jusqu’à trouver l’endroit où il est moins haut, voire tomber sur un tronçon effondré laissant entrevoir la lumière. Arrêtons-là les métaphores de coach zen. En gros, on ne peut pas éviter la confrontation avec le réel mais on peut s’en accommoder.
Passer à l’action, c’est dur. Obtenir ce que l’on avait imaginé, c’est encore plus dur. Dans tout ce processus complexe et difficile, il existe quelques possibilités de se réjouir. Certains succès arrivent sans avoir été prévus ; c’est même souvent le cas. Il y a les accidents positifs et les hasards heureux qui ouvrent les champs du possible : la tâche d’encre, la mouche qui passe devant l’objectif (cette fois-ci), la rencontre inopinée, etc. Et bien sûr, les cuisants échecs permettant de faire des choix difficiles. Il faut se planter pour accepter que ce rêve n’était pas fait pour nous. Le réel nous aide à choisir. Les problèmes arrivent souvent là où on ne les attend pas, mais ce qui nous paraissait insurmontable, ne l’est pas toujours tant que ça. Des bonnes surprises ne sont pas rares. Rien n’est écrit dans le marbre.
Le poids du vécu et la confrontation à la chair du monde forgent nos existences. À se frotter au réel, nous nous formons, nous grandissons, un peu plus tordus chaque jour, un peu blessés souvent. La perfection n’est pas de ce monde, aussi droit que semble le trait, il est tordu, imprécis si on l’observe à la loupe. Il en va de même de nos parcours de créatifs. Nous ne maitrisons pas grand-chose face à un réel qui a toujours raison.
À titre personnel, il m’aura fallu abandonner des rêves, pleurer sur mes échecs, ajuster mes prétentions, faire des choix difficiles et revoir à la baisse mes ambitions. Pour parvenir tant bien que mal où je suis, c’est-à-dire, nulle part, dans la grande impermanence du monde. Avec appréhension, malgré mon « expérience » de ce métier, je continue, un peu chaque jour, à faire l’expérience du réel. C’est dur, c’est fatigant, mais tellement plus excitant que de rêver dans son lit !