Le modèle vivant

Comment exprimer ce que le modèle vivant peut apporter en tant qu’activité artistique ? J’ai découvert cette pratique l’année dernière. Redécouvert plutôt, car j’avais déjà fait un essai non concluant, il y a quelques années. Je me cherchais trop pour pouvoir apprécier l’exercice, à l’époque. Croquer des corps nus (au sens figuré évidemment), me paraissait trop éloigné de mes préoccupations d’alors : trouver mon style, apprendre les outils et chercher des clients. Le tout, bardé d’un manque de maturité manifeste et d’une ouverture d’esprit au ras des pâquerettes. L’occasion s’est présentée une nouvelle fois, il y a quelques mois. Au regard de ce que j’avais déjà vécu, j’y suis allé sans conviction avec un bout de papier et trois crayons. Je suis venu, j’ai vu et... j’ai été convaincu. Entre la première et la seconde expérience, beaucoup de couleurs ont coulé sous les ponts. Mes premières préoccupations ont laissé place à des aspirations plus inspirées. L’autodidacte, en formation permanente, regarde toujours devant lui, mais pas toujours dans la bonne direction. Il lui faut du temps.

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Dès la première séance, j’ai compris la puissance de l’exercice. L’enthousiasme d’une liberté retrouvée. Il y a évidemment une bonne raison pour que, depuis toujours, les artistes aient pour la plupart pratiqué le dessin d’après modèle vivant. On s’en doute, il ne s’agit pas seulement de remplir des carnets afin d’étaler son talent sur les réseaux (surtout à l’époque de Rembrandt). Non, le dessinateur va acquérir une compréhension approfondie de l'anatomie humaine, des proportions et des poses – moi-même j’ai découvert, sur des modèles masculins, l’existence de muscles qui semblaient faire défaut sur mon propre corps. Développer le sens de l’observation, capter le mouvement, les postures et les expressions, autant de perspectives permettant d’entrer en connexion avec le corps humain. Sans compter la satisfaction d’avoir su se lâcher quelques secondes et saisir un peu de beau. En outre, la pratique régulière permet de progresser d’un point de vue technique de dessin. La liste des bénéfices artistiques est longue comme un crayon jamais taillé, vous en connaissiez certainement la plupart. Quelques semaines de pratique m’ont permis de creuser un peu plus la question.

Passées les premières séances, où l’euphorie de la nouveauté l’emporte sur tout le reste, le dessinateur peut tomber dans une forme de répétition et abuser de tics graphiques dont il connait bien les recettes. Il évite à coup d’astuces ce qu’il ne sait pas faire ou qui risquerait de le mettre en danger artistique. Même si des progrès ont été réalisés, il reste beaucoup de chemin à parcourir avant d’atteindre le niveau du mec d’à côté qui dessine comme un dieu. Le premier réflexe consiste à redoubler d’effort pour mieux dessiner, et finalement comprendre que le fameux type est avant tout un grand technicien du dessin comme on en rencontre rarement. Car, à y regarder de plus près, ses dessins reflètent parfaitement la réalité du corps humain dans ses moindres détails, mais ne transmettent aucune émotion. Par contre les esquisses tordues de la fille d’à côté, impressionnent par leur expressivité. Que cherche-t-on quand on pratique le modèle vivant ? Un excellent technicien maitrisant parfaitement le dessin ne fait pas forcément un bon artiste. Mais il s’en fiche peut-être ! Pour ma part, après avoir voulu à tout prix progresser vers un dessin mieux « maîtrisé », j’ai décidé de cultiver mes tares graphiques, en espérant que se niche là-dedans l’originalité de mon trait. Après tout, on n’est pas là pour se faire du mal !

Vient alors, immédiatement après l’envie de progresser techniquement, la question du lâcher-prise lorsque le besoin se fait d’avoir une approche plus expressive. Qui dirige toute cette affaire : la main ou la tête ? Le lâcher-prise complet peut conduire à une forme de n’importe quoi, de gribouillis vaguement ressemblants au modèle – qui parfois doit se demander de quoi il s’agit à la vue de ce qui a été produit en l’observant. J’ai quelques pages dans mes carnets qui prouvent ce que j’avance. Quand la main prend le pas sur le cerveau, c’est le psy qui est content d’avoir sur le papier un accès direct à l’inconscient du dessinateur. À l’inverse, trop intellectualiser le dessin tend à figer toute forme d’expressivité ; un contrôle trop ferme bloque le flux créatif. L’équilibre est fragile, mais la pratique permet de l’éprouver. Léonard de Vinci affirmait que la peinture est toujours et d'abord œuvre d'intelligence : cosa mentale. C’est la tête qui fournit l’élan, pas la main. Il faut un brin de volonté consciente pour poser le premier trait, au moins afin de savoir vers quoi le dessinateur souhaite aller. Puis laisser la main s’exprimer. Facile à dire, car parfois elle accepte les exigences de la tête, parfois elle les trahit, pour le meilleur ou pour le pire. Les va-et-vient entre la tête et la main semblent donc impossibles à éviter. Et ce serait mal considérer le cerveau que de le croire capable de se mettre en pause. En tout cas, le mien peine à aller faire la sieste.

La volonté de progresser à tout prix passe aussi par le besoin d’essayer de nouveaux outils. Le dessinateur commence timidement avec le crayon HB, tente le coup avec le crayon gras, les pastels, l’aquarelle… tout y passe. Si le dessin au crayon est à peu près maitrisé, on est loin du compte avec les autres techniques. Apparait alors une sorte de conflit intérieur bien connu des pratiquants : rester dans la zone de compétences pour produire de belles choses ou faire un pas de côté au risque d’un résultat esthétiquement incertain. De ces pas de côté est née une grande histoire d’amour entre mes dessins et ma poubelle. Aussi ai-je choisi de dessiner dans des carnets plutôt que sur des feuilles volantes pour tout garder et soulager ma corbeille à papier. Et surtout, pour m’habituer au pire, pour apprécier les progrès et pour revoir, avec un autre œil, dans deux semaines ou dans deux ans, tout ce que ma main a pu lâcher. Le véritable lâcher-prise se situe dans l’acceptation de rater (j’en ai déjà parlé). C’est peut-être à cet endroit précis de cette pratique que souffle le vent de la liberté artistique, du plus petit pet de lapin, au gros coup de Mistral.

Considérons qu’il n’existe donc pas de vérité en matière de pratique du modèle vivant. Que la représentation du réel n’existe pas et que chacun couche sur le papier sa propre façon de voir le monde. J’en veux pour preuve que nous serions cinq cents dessinateurs à croquer un même modèle, du même point de vue, avec un même crayon, nous aurions cinq cents dessins différents, tous empreints de leur propre vérité. Car la vérité graphique ne vient pas du modèle mais du dessinateur. Résonnent alors les propos d’Alberto Giacometti quand il disait : "Je ne dessine pas ce que je vois, je dessine ce que je pense." Je pousserais même un peu plus loin le bouchon en affirmant que l’on ne dessine ni ce que l’on voit, ni de que l’on pense, mais ce que l’on est : nos dessins nous trahissent en dévoilant une part intime de nous-mêmes. Par deux fois, on m’a dit que je ressemblais à mes illustrations. Mes productions seraient l’incarnation de ce que je suis et ce, en toute inconscience et dans mon plus simple appareil.

Au fil des séances de modèle vivant, j’en suis venu à penser autrement le rapport entre cette activité récréative et mon métier d’illustrateur. D’abord, ce que l’on peut considérer comme mon style en illustration « contaminait » mes dessins lors des séances de modèle vivant : finalement, illustration ou croquis, je dessine du Clod. Puis, dans l’autre sens, je me suis aperçu que la pratique du modèle vivant régulière apportait des micro-changements dans mon travail professionnel, notamment dans ma façon de composer avec les représentions humaines. Des fils invisibles relient nos activités, dans un sens ou dans l’autre, créant des passerelles entre passions et expériences, entre savoir-faire et découvertes. Tout se nourrit de tout. Il pousse des herbes folles dans les endroits les plus inattendus de nos jardins pour peu qu’on cherche à les cultiver.

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