Aaaah la Vie d’Artiste ! Les salons du livre, les festivals et les séances de dédicace, le regard brillant des admirateurs qui rêvent de « savoir dessiner », les prises de parole dans les médiathèques, les piles de nos nouveautés sur la table des libraires, les expositions de nos créations et les vernissages de nos événements, les rencontres avec les étudiants qui souhaitent un jour être à notre place, car nous détenons une sorte de savoir, une recette qu’eux ne détiennent pas encore (ils ne savent pas que la recette n’existe pas, mais on n’ose pas briser leur rêve car ce rêve c’est le nôtre aussi). Et puis notre quotidien que nous étalons sur les réseaux : les beaux crayons de couleurs, la tasse à café fumant près de la plante verte sur la table de travail, le chat qui ronronne paisiblement pendant que nous produisons tranquillement une magnifique image esquissée d’un seul trait sur la tablette graphique, le tout dans l’ambiance de magazine de déco d’un atelier baigné d’une lumière propice au bien être créatif. Aaaah, j’adore ma vie d’Artiste… Coupez ! On refait la prise !
Elle fait très envie cette vie-là et pour cette raison, beaucoup de prétendants espèrent un jour la vivre. Elle brille, même dans le noir et comme tous les clichés, on ne voit qu’elle. Elle existe vraiment, mais, hélas, elle ne représente que 1% du temps de la vie professionnelle de l’artiste. Les 99% du temps restant, il monte dans le train-train quotidien fait de routines, d’actions répétitives, de tâches ennuyeuses, d’obligations comptables et commerciales, et enfin, de créations plus ou moins inspirées, quand les dieux de la créativité lui accordent un peu d’attention. Ne vous méprenez pas, je ne cherche pas à ternir le tableau ; il existe des métiers bien pires. Mais si vie d’Artiste il y a, alors c’est sa vie quotidienne qui mérite que l’on s’y attarde (au moins dans cet article). Pour la vie d’Artiste flamboyante, celle dont tout le monde rêve, les réseaux sociaux se chargeront de nous en peindre le tableau et de nous en montrer tous les aspects les plus reluisants.
Entre les rares temps forts de la vie d’Artiste, cités plus haut, se niche la « petite vie » : se lever, boire son café, allumer l’ordi, répondre aux mails... cette vie que tout le monde connait et qui n’a rien d’enthousiasmant. Et pourtant... elle est rassurante, et même nécessaire, car enfin, ce n’est pas sous les projecteurs, en pleine dédicace de votre dernier livre que vous allez être foudroyé par l’éclair de génie de votre prochaine création. Le travail créatif, le vrai, se développe dans l’ombre d’un quotidien peu attractif, de doute en doute, hésitation après hésitation, trait après trait, image après image,... etc. C’est dans cette monotonie répétitive que se crée les grandes œuvres - les plus médiocres aussi, soyons clairs. Nous sommes donc bien loin des clichés installés confortablement dans l’inconscient collectif. Les créatifs eux-mêmes peineront à raconter ce quotidien un peu terne, préférant se montrer en artistes inspirés menant une vie exaltante. Il s’agit de préserver ses propres rêves.
Le train-train semble donc indissociable d’une créativité riche. Cette idée m’a sauté aux yeux alors je visitais l’exposition consacrée au peintre Jean Hélion au MAM et dans laquelle on peut admirer une rétrospective de l’ensemble de son œuvre. On y voit des toiles qui fonctionnent par séries. Le peintre cherche, tableau après tableau, à progresser dans son art et chaque série évolue pour basculer vers autre chose, vers une nouvelle série. Dans ce processus de progression lente, on comprend à travers ses tableaux comment s’insinuent les micro-changements dans le train-train rassurant de la maîtrise artistique. Et quand, lors de grands moments de doute, les changements surgissent de façon brutale, comme par exemple le passage du figuratif vers l’abstrait, l’artiste retombe aussitôt dans une forme de routine en enchainant les tableaux d’une même série dans laquelle, de nouveau, les petits changements permettent au peintre de progresser. Parce qu’il circule sur un terrain inconnu, la répétition lui permet de se rassurer. Les deux heures nécessaires à la visite de cette exposition correspondent, à nos yeux, à la vie d’Artiste de Jean Hélion, à l’aboutissement d’une œuvre et à la consécration d’un peintre. Cependant, il y a, derrière ces deux petites heures, toute une vie de travail, bien loin des lumières éclaboussantes du musée. Mieux encore, l’exposition nous donne accès aux carnets de notes dans lesquelles le peintre laisse apparaitre un quotidien peu attractif, avec son cortège de doutes, de questionnements et d’ennui.
Car, ne nous y trompons pas, l’ennui tout comme la routine, forment le terreau d’une créativité fertile. L’ennui permet à l’esprit de vagabonder et aux gestes de se répéter avec d’infinies variations qui conduisent, pas après pas, vers une « œuvre ». Il faut s’ennuyer pour entrer en résonnance avec le monde. C’est le moment où nos sens sont en éveil, nos yeux regardent au lieu de voir, nos oreilles écoutent au lieu d’entendre. Un espace se libère dans notre cerveau pour laisser de la place aux errances intellectuelles. On se balade d’une idée à une autre sans but, sans objectif, sans injonction. Et parfois un son, un détail retient notre attention, on s’y attarde, c’est peut-être le début de quelque chose, allez savoir. Encore faut-il arriver à échapper aux sollicitations incessantes de notre environnement (numériques entre autres) qui assèchent à coup sûr notre créativité en volant notre ennui. Le terme en lui-même sonne péjorativement alors qu’il faudrait le choyer cet ennui, le cultiver afin d’en cueillir les fruits. Si vous êtes à cours d’inspiration : ennuyez-vous ! Attention de ne pas confondre ennui et dilettantisme, voire procrastination. Il faut s’y mettre, à un moment ou à un autre, et ne pas céder aux sirènes de la glandouille. Vous diriez ensuite que c’est moi qui vous ai incité à ne rien faire !
Nous sommes chaque matin en bas de la marche suivante. Gravir l’escalier peut s’avérer ennuyeux. Il faut s’y mettre courageusement et monter dans le train-train quotidien pour espérer atteindre l’étage suivant. À chaque palier la lumière éclaire notre parcours. Quand l’ascension devient trop difficile, il est bon de faire une pause et de préserver son ennui. Cette vie-là EST la vie d’artiste, c’est la vie d’un illustrateur et c’est la vie que nous menons, loin des strass et des paillettes, loin des clichés inondant les réseaux sociaux. C’est malgré tout une vie, à bien des égards, passionnante… Nous avons une grande chance et l’immense privilège de l’avoir à vivre.