Absolument rien ne me destinait à exercer un métier créatif et à m’extirper de mon milieu social. Je suis transfuge de classe comme on dit. Par quel mystère le petit prolo en maillot s’est transformé en illustrateur en débardeur ? Les gens de ce métier ont, pour la plupart, suivi des études d’arts graphiques dans une école. Il y aussi les réorientations professionnelles aidées de formations. Plus rarement, le créatif s’est formé tout seul, comme un grand. Peu importe, il est assez simple de lister les différentes étapes clés d’un parcours menant à ce métier : telle école, telle formation, telle rencontre… Mais ces étapes clés n’expliquent pas tout. Est-on illustrateur parce que l’on a suivi une formation d’illustrateur ? A mon sens, il existe des raisons plus profondes qui nous échappent expliquant, non pas le comment, mais le pourquoi. Ainsi, pourquoi devient-on illustratrice ou illustrateur ?
Sans faire de généralités, certaines « qualités » semblent assez répandues chez les créatifs. Par exemple, une sensibilité plus importante que la moyenne. Le besoin de reconnaissance n’est jamais très loin non plus. On peut ajouter à cela, un gros égo souvent hors de contrôle. En dehors de ces quelques qualités propres aux gens de ce métier, j’ai une petite théorie, basée sur mon expérience personnelle, qui pourrait expliquer pourquoi il existe des gens motivés par une force invisible qui les conduit à créer et tenter de vivre de leurs créations. Allez ! Je me lance, au risque de dire n’importe quoi : on est illustrateur parce qu’une faille psychologique ou un manque existentiel demande à être comblé. Ce n’est pas forcément dramatique ! C’est juste que de tenter de remplir ce trou sans fond génère une énergie propice à la créativité.
Si tel est le cas, l’illustratrice ou l’illustrateur exercerait ce métier, comme une forme de thérapie. Ce besoin créatif ne vient pas de nulle part. Tenez, moi par exemple (« ça y est, il parle encore de lui ! ») je vois très précisément les raisons psychologiques qui m’ont poussé à exercer ce métier et par là même, soigner mes maux. Je n’en dirai pas plus. Prenez le temps de passer au crible votre passé, vous trouverez à coup sûr les quelques moments fondateurs de votre parcours. Ces tournants, où tout s’est déclenché, où vous avez compris un truc, où il y a eu un avant et un après. Le moment où vous vous êtes dit « c’est ça que je veux faire ! », avec la certitude, au fond de vous, que d’exercer ce métier comblerait ce fameux vide existentiel. En cherchant dans le passé les motivations qui ont fait de vous ce que vous êtes aujourd’hui, vous faites appel à l’illusion rétrospective.
Prenons tout de suite un exemple qui illustre cette idée. Vous connaissez mon goût pour la pratique de la bicyclette. Je la tiens, selon moi, des quelques secondes où d’un coup, pédalant sur mon petit vélo sans petites roues, j’ai trouvé l’équilibre de tout une vie. Je me rappelle exactement le lieu et les détails. La sensation de liberté ressentie durant ces quelques secondes ne m’a jamais quitté et aujourd’hui encore au premier coup de pédale, je revis cet instant fondateur.
L’illusion rétrospective c’est se raconter le passé à l’aune du présent. Vous trouverez là les raisons de vos échecs, de vos succès et vous comprendrez pourquoi vous en êtes arrivés là. Ne soyons pas naïfs, les véritables raisons sont multiples. La tentation est grande de résumer une situation présente à un ou deux événements vécus, mais qui pourraient vous contredire quand il s’agit de votre propre histoire. Nous avons besoin de construire notre mythe. Nous avons besoin que nos actions, nos choix, notre vie, aient du sens et que rien n’arrive par hasard. En utilisant l’illusion rétrospective, vous faites le choix du conte et du rêve. Vous construisez l’histoire de votre parcours. Les faits marquants ont certes bien eu lieu dans votre vie, mais ont-ils été si importants que vous le pensez ? Peu importe, vous ne mentez à personne car la légende est plus vraie que la vérité.
L’illusion rétrospective c’est aussi de croire que ce que nous vivons aujourd’hui s’avèrera être peut-être un tournant dans notre carrière. Je reprends souvent cet exemple, où j’ai abandonné ma carrière d’auteur de bande dessinée pour me consacrer entièrement à l’illustration. Cette période difficile - au moment où le sentiment d’échec l’emportait sur tout le reste - s’est vue transformée, grâce à l’illusion rétrospective, en un moment charnière de ma carrière qui m’a mené à l’illustrateur épanoui que je suis aujourd’hui.
Lorsque vous vous retournez sur votre passé, le chemin tout tracé de votre parcours vous apparait comme une évidence : une succession d’événements et de choix, dont l'ensemble forme la suite logique et cohérente, qui vous a mené là ou vous êtes aujourd’hui. Avec, en exergue, les actes les plus importants, les choix les plus décisifs marquant les moments clés comme autant de jalons. Ainsi on devine pourquoi on est illustrateur.
Bon, si ça se trouve, je raconte n’importe quoi dans cet article ! J’avoue m’être laissé emporter dans des considérations psycho-intellectuelles qui me dépassent. Mais j’assume, car je reste persuadé que, dans ce métier, tout ce qui motive est bon à prendre. Combler les failles, sublimer les instants fondateurs du passé, les mystifier, en faire les piliers d’une carrière et une force motrice créative. Et enfin, transmettre ce rêve. N’est-ce pas là la véritable vocation des métiers créatifs et ce pourquoi on devient illustrateur ?