Il y a des matins difficiles. De ceux qui, après une nuit d’insomnie à bien s’angoisser pour l’avenir, nous promettent une journée pénible. Et puis, après un bon café, la vie reprend ses droits, on tient le coup. Il y a des matins difficiles aussi pour des sociétés tout entières. Au sortir de deux années covidées bien agitées avec un gros boulet d’éco-anxiété dans le sac à dos, on se demande dans quel sens aller. Quel sens donner à nos actes ? Pour le sens de la vie, je vous laisse vous débrouiller tout seul – vous avez à votre disposition toute la philosophie et la religion. Mais quid du monde professionnel des créatifs en ébullition cérébrale ? Ce matin, comme ces questions m’encombrent l’esprit, je termine mon café, j’enfourche mon vélo et je pars en quête de sens. Allons voir ailleurs si le sens y est !
Si j’en crois un documentaire diffusé sur Arte, un quart des Américains actifs a déjà été victime d’un épuisement professionnel, un Français actif sur deux est en détresse psychologique au travail. Dans le monde entier, les gens démissionnent de leur job. Les raisons d’un tel bouleversement sont évidemment multifactorielles, mais une des raisons principales est la perte de sens dans le travail. Le monde de la créativité n’est pas en reste sur ces questions. Nos métiers font toujours rêver, mais le principe de réalité gâche un peu la fête. Pour qui, comment et pourquoi je produis des illustrations ? J’ai bien fait d’aller prendre l’air...
Je pédale au hasard des rues et déboule sur un sens giratoire. Je tourne en rond. À mon sens (ha ! ha !), il y a deux directions possibles pour en sortir : une générale et une personnelle. Je prends la direction du général !
Difficile d’échapper aux préoccupations liées à l’environnement, à l’exploitation des richesses naturelles et humaines. Quand je travaille pour une entreprise un peu (ou beaucoup) borderline par rapport à ces questions, est-ce que je participe à dégrader la situation et est-ce que je cautionne les actions de cette entreprise ? Participe oui hélas, cautionne non évidemment ! Quelle entreprise peut se targuer aujourd’hui d’être complètement clean, de ne générer aucun dégât environnemental, sociétal, humain ? Certes il y a des progrès au sein des entreprises mais il y a aussi beaucoup de greenwashing. On peut aussi considérer qu’entre un gros exploitant d’énergie fossile et un petit producteur de miel bio local, il existe une multitude de cas. Mais je ne peux pas nier un fait : je suis illustrateur de commande. Je gagne ma vie parce que des entreprises me paient pour réaliser des illustrations dont elles ont besoins pour leur communication, pour vendre leurs produits ou leurs publications. Il y a quelques années, la question m’effleurait à peine l’esprit, mais aujourd’hui, je pédale dans la semoule...
Je pédale, j’espère, dans le sens du bien général. Mais j’ai des doutes, j’ai l’impression de me diriger vers une impasse. J’ai envie de rebrousser chemin. Je poursuis ma route tout de même, mais je ralentis franchement.
Les choses se compliquent quand une agence me contacte pour réaliser des illustrations pour un constructeur automobile - moi qui passe mon temps à vanter les vertus de la bicyclette. Une autre agence me propose de réaliser des illustrations pour une marque de vêtements tendance – dont les mannequins se font le porte-étendard d’une image stéréotypée de la femme. Des illustrations pour un maroquinier de luxe fabriquant des beaux sacs à main en croco, des illustrations pour une célèbre marque de cosmétiques inondant le marché de flacons en plastique, une campagne – dont on rêve - pour cette marque de chaussures de sport exploitant des enfants à l’autre bout de la planète, une publicité pour une entreprise informatique au logo en forme de pomme qui me fera mon année financièrement parlant, etc. J’allège ma conscience en refusant un projet de temps en temps, mais quand il faut payer le crédit de l’appartement… Puis-je compter sur la commande du petit producteur de miel bio ? Lui qui a déjà du mal à s’en sortir avec ses abeilles. Pfff, c’est l’impasse !
Je rebrousse donc chemin et me revoilà sur le sens giratoire. J’emprunte la direction du sens personnel. Je tombe sur une belle piste cyclable et je retrouve un peu de sérénité.
La crise du Covid l’a bien montré, il y a des métiers essentiels et d’autres moins. On se passerait difficilement d’un agriculteur, d’un boulanger, d’une sage-femme ou d’un médecin. Par contre d’un illustrateur... À quoi bon passer sa vie à produire des images dont l’intérêt est limité, voire nul ? Ça n’a pas de sens d’un point de vue général, c’est vrai, mais à titre personnel, ça en a pour moi. Je reprends mon souffle...
Je retrouve un certain rythme. La piste cyclable est à sens unique, ce qui facilite grandement ma circulation. Pédaler comme ça à vide n’a pas grands sens non plus, à y regarder de plus près.
Puisque la vie n’a pas de sens - c’est mon pote Albert qui le dit, Albert Camus - que ce métier n’a pas de sens, alors autant en « rigoler » et faire en sorte de limiter la casse. C’est bien ce que je fais chaque jour en créant des illustrations. Le plaisir de créer, le fait d’exercer un métier agréable, qui génère de l’envie et du rêve, le fait de gagner ma vie avec ma passion, tout ça fait sens pour moi, énormément sens même. Pour moi seul évidement, égoïstement, je l’avoue, mais comment faire mieux ? Une vie à créer des images est plus agréable qu’une vie à s’éreinter sur des chantiers.
Comment jongler entre nos envies, nos besoins personnels et le bien du monde ? C’est une équation à laquelle tôt ou tard nous sommes confrontés. Ma réponse est en grande partie personnelle, mais j’essaie tant bien que mal de lui donner une portée générale. Je fais des efforts. Nous sommes pétris de contradictions dans un monde où tout est lié de façon inextricable. Il ne s’agit pas de s’acheter une conscience à moindre coût, mais d’avoir conscience que quand on fait un métier créatif en freelance, la question du sens demande un peu d’autodérision et une belle dose d’abnégation. Si je n’accepte pas cet état de fait, je peux aussi changer de métier et devenir sage-femme.
Je rentre chez moi après avoir pédalé une bonne heure dans tous les sens, pas pour rien puisque je reviens avec la certitude qu’il n’y a pas « un sens » mais « des sens » à explorer.