Du mieux qu'on peut

La perfection englue la créativité. Ceux qui se sont essayés à la création ont probablement touché du doigt les limites de la faisabilité ; cette frontière au-delà de laquelle, l’idée de perfection file à l’infini. Il faut l’admettre, la perfection n’est pas humaine – c’est le moins que l’on puisse dire ! Peut-être la trouve-t-on du côté de la nature, et encore à la vue d’un blobfish, on peut en douter. Non, la perfection n’est pas de ce monde et pourtant, dans les métiers créatifs, nous y croyons dur comme « faire ». Nous avons beau tenter de contrôler nos créations à l’aide de courbes élégantes et de couleurs harmonieuses, les possibilités d’atteindre quelque chose qui nous satisfasse restent désespérément nulles. Alors, on fait du mieux qu’on peut !

L'illustrateur vu de l'intérieur : du mieux qu'on peut

On fait du mieux qu’on peut, car nos connaissances personnelles sont limitées et notre maîtrise des outils reste incomplète. Nous progressons, nous nous formons, mais il est impossible de tout maîtriser. D’autant plus que les technologies évoluent plus vite que nos capacités à les utiliser. Et puis il faut bien garder du temps pour la création en elle-même.  Connaître parfaitement deux ou trois logiciels de création graphique, c’est déjà bien. Et je ne vous parle pas des techniques traditionnelles, telles que la calligraphie, l’aquarelle et j’en passe. Personnellement, j’aimerais tout savoir de la typographie, du graphisme, du motion design, de l’histoire de l’art et mettre tout ce savoir au service de mon art ! Et lorsque je m’aventure sur des terres inconnues, je sais pertinemment que je vais faire au mieux et que le résultat sera, à mon grand regret, mitigé.

On fait du mieux qu’on peut avec nos capacités physiques, nos capacités de résistance et notre endurance. Je pense à un ami illustrateur qui bosse énormément et qui m’avait dit un jour : « bosse quinze heures par jour pendant quinze jours et tu verras que c’est une question d’habitude ! » Ce que je fis. Mais, avec au bout de dix jours, une dépression nerveuse en germe et l’impression de vivre en direct la chute de l’Empire romain. Hélas, sans mes huit heures de sommeil, je ne suis qu’une loque et après dix heures de travail, je ne suis plus que l’ombre d’une loque. Nous ne sommes pas égaux face à ce que peut physiquement fournir notre corps. Il nous faut bien tenir compte de ces aléas physiologiques et admettre que l’on n’est pas tous des Jack Bauer de la création graphique.

On fait du mieux qu’on peut avec notre bagage psychologique. En général, le sac à dos pèse lourd ! Ce que nos parents nous ont légué, transmis volontairement ou involontairement, ce que la vie nous a donné ou repris, il faut faire avec. Nos croyances personnelles agissent sur notre capacité à agir et à avancer, tel un énorme chewing-gum collé à la semelle de nos ambitions. On se limite soi-même en quelque sorte. Nous nous cognons à nos propres barrières psychologiques. Cela se traduit par le manque d’assurance, la peur de rater, la peur du jugement, le syndrome de l’imposteur... la liste est longue ; je ne vous fais pas un dessin !

On fait du mieux qu’on peut, devant l’injonction de réussite qui peu à peu pénètre dans toutes les sphères de notre société, à travers les réseaux sociaux notamment ou même dans le développement personnel – à double tranchant quand ce dernier devient presque une religion. Comment réussir sa transition professionnelle ? Comment atteindre le nirvana graphique en 24h ? Comment Roger Federer est devenu Roger Federer  et Jeff Koons est devenu Jeff Koons ? Et à moindre échelle, dans le milieu de l’illustration, comment ne pas comparer son propre travail aux créations des autres qui semblent si « parfaites » ? Comment ne pas vouloir devenir le Mozart de l’illustration, puisqu’on me donne la méthode ? Je suis nul ou quoi ? Face à tant de « succès » affichés nos propres réalisations nous paraissent tellement imparfaites ; et cette injonction de réussite qui nous martèle le moral !

On fait du mieux qu’on peut avec l’imagination débordante d’un créatif passionné qui attaque chaque projet en se promettant de donner le meilleur. On la voit très clairement cette illustration à venir, au fond de notre esprit, dans sa perfection obscène. On le voit aussi le résultat, lorsque l’illustration est couchée sur tablette. On est loin du compte. C’est décevant. Mais la consolation vient de la promesse de faire mieux la prochaine fois. Il y a ce que l’on pense pouvoir produire et ce que l’on produit. Entre les deux, se niche l’imperfection. L’idée de perfection accompagne péniblement tout le processus créatif et par là-même, empêche la créativité de s’exprimer pleinement. C’est un phénomène bien connu.

Que faire alors, pour remédier à cet état de fait ? Rien ! Surtout ne rien faire ! Car vouloir atteindre la perfection c’est se prendre pour Dieu – qui au passage, n’a pas l’air non plus de maîtriser quoi que ce soit sur cette Terre, sinon ça se saurait ! Sachez que ce qui touche le plus grand nombre c’est justement ce petit trait de travers, cette maladresse graphique, ce trémolo dans la voix, cette toute petite chose qui échappe totalement au contrôle du créatif et qui nous rapproche des autres dans notre imparfaite humanité. L’imperfection nous touche et nous émeut. Alors on fait du mieux qu’on peut et c’est ce qui il y a de mieux à faire.

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