Ils étaient cinq copains. Cinq garçons que rien ne prédestinait à se rencontrer si ce n’est qu’ils étaient animés par une passion commune et l’envie de réussir leurs carrière professionnelle. À peine sortis des études pour les uns, à peine entrés dans le monde du travail pour les autres, leur avenir s’annonçaient plein de promesses puisque tout restait à construire. Un soir par semaine, ils se réunissaient dans un café parisien pour parler de leurs ambitions, se montrer leur travail, partager leurs avis, échanger des informations et construire ensemble le projet que chacun portait en lui. Ils refaisaient le monde, certains d’en être les futurs piliers. Comme dopés par l’enthousiasme de leur jeunesse, tous ne rêvaient que d’une chose : devenir dessinateur de bande dessinée, en vivre et si ce n’est pas trop demander, recevoir, à terme, le Grand Prix du festival d’Angoulême. Les grands projets commencent tous par un rêve.
Ces cinq-là possédaient un talent commun : celui d’avoir osé poser le crayon sur du papier et dessiné des planches qu’ils publiaient dans des fanzines. Les fanzines étant à cette époque-là un formidable laboratoire pour ceux qui désiraient faire leurs armes – les écoles d’art graphiques ne couraient pas les rues. D’ailleurs aucun d’eux n’avaient fait une école d’arts appliqués. Ils étaient autodidactes de la bande dessinée et leur passion les poussait à se former sur le tas, case après case, planche après planche, avec l’opiniâtreté nécessaire à ce genre d’entreprise. À force de persévérance, chacun finit par faire éditer au moins un album. Le rêve devenait donc réalité ? Réalité oui, rêve non ! Car quelques années plus tard – c’est-à-dire aujourd’hui – la nature du terrain étant ce qu’elle est, les routes se sont perdues dans les plans, en même temps que les rêves se sont évaporés dans les airs. Pchittt ! Que s’est-il donc passé ?
Le premier se mit en tête qu’il n’atteindrait jamais un niveau de dessin digne des Grands Maîtres dont il appréciait le trait. Notre homme avait une formation en communication et travaillait depuis peu dans une agence de publicité en tant que concepteur rédacteur. Il jonglait parfaitement avec les mots et les idées lui poussaient comme des champignons en automne. Aussi, après quelques essais graphiques plutôt intéressants, mais pas assez bons à son goût, décida-t-il de ranger ses crayons pour prendre la plume. Il mit tout son talent au service des histoires. Des cinq copains, il demeure le seul à être resté dans le monde de la bande dessinée et totalise aujourd’hui une bonne centaine d’albums en tant que scénariste. On appréciera l’aptitude qu’il eut à viser juste et la précision du tir, en plus de la performance sur le long terme.
Le deuxième découvrit à l’intérieur même de la pratique du dessin un filon à exploiter - le dessin étant un art riche et complet, son exploration est quasiment infinie. Après avoir tâté du dessin de presse et de l’illustration de commande sans grande conviction, une voie s’est imposée à lui comme une évidence : sa passion du cinéma, son talent de composition et sa faculté à retranscrire le mouvement en dessin feront de lui un bon storyboarder. Ce boulimique de dessin est capable de ne jamais finir ses journées, de produire des centaines de dessins en une semaine et recommencer la semaine suivante, frais comme un gardon, puissant comme un éléphant (je vous laisse imaginer la drôle de bête). J’ai essayé de faire pareil, j’ai failli mourir épuisé au bout de quelques jours. Je crois savoir qu’il s’en sort très bien professionnellement.
Le troisième eut la sagesse de ne jamais vouloir faire de cette passion un métier. Ainsi il garda intact le feu sacré durant toutes ces années, jonglant entre le scénario, le roman, la photo et les arts graphiques. Amateur éclairé, créatif du soir, sachant profiter des joies qu’apporte la créativité, il gagna sa vie dans un tout autre secteur professionnel pas moins noble. Un pied de chaque côté, il sut trouver l’équilibre qui lui permis d’avancer à son rythme. À ce jour il court toujours et sur tous les terrains.
Le quatrième trouva un compromis en réalisant à la fois des albums de bande dessinée de commande et des boulots en illustration, animation et graphisme. Par ailleurs, sa vie privée lui offrit une formidable ouverture sur le monde que peu d’entre nous peuvent espérer. Une vie riche d’expériences aux quatre coins de la Terre. Une seule vie bien menée vaut bien mille albums de bande dessinée et le Grand Prix du Festival d’Angoulême.
Le cinquième – vous le connaissez peut-être – a définitivement quitté le monde de la bande dessinée pour se consacrer pleinement à l’illustration de commande. Trois raisons ont motivé ce choix : 1) il ne s’épanouissait pas dans la réalisation fastidieuse d’un album, 2) il ne gagnait pas suffisamment sa vie, 3) il découvrit qu’il s’amusait plus dans la création d’illustrations. S’amuser dans l’exercice d’une activité, mérite bien de s’y consacrer pleinement. Je crois savoir de source sûre, qu’il a la chance de s’épanouir dans ce métier, aujourd’hui encore. Pas la peine d’en dire davantage sur lui, il a déjà raconté mille fois son histoire.
Pourquoi ces cinq-là n’avaient-ils pas réussi à atteindre le bout de leur rêve et devenir le Mozart de la bande dessinée comme ils l’avaient tant espéré, jeune ? Endurance de ver de terre, peur de réussir, déterminisme bourdieusien, fausse route ou pas de bol, qui peut vraiment savoir ? Certains pensaient voir chez l’autre la véritable raison de ce rêve déchu, mais c’était voir la paille dans l’œil de son voisin plutôt que la poutre dans le leur… si paille et poutre il y a, ce qui reste à prouver !
De temps en temps, les cinq garçons, devenus un peu bourgeois sur les bords, se retrouvent et font état, parfois avec un brin d’ironie, de ce qu’ils ont raté, de ce qu’ils ont réussi, des rêves anciens et des projets à venir. L’enthousiasme a cédé la place à la lucidité, ils ont vieilli. Mais bien vieilli car aucun d’eux ne semble aigri. Ils se sont battus du mieux qu’ils pouvaient, ils se sont confrontés au réel et ont su trouver leur voie en misant sur leurs points forts. Dans les métiers créatifs, il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. Aucun d’eux n’a été élu, mais d’avoir été appelés leur a permis de donner une direction générale à leur carrière. Les premiers rêves ont laissé place à d’autres rêves, à d’autres envies et à de nouveaux projets. C’est le sens d’une carrière en mouvement. Pour ces cinq-là, il reste encore de la route à parcourir et des chemins à explorer. S’ils s’étaient entêtés dans leur rêve, nul doute qu’ils l’auraient transformé en cauchemar.