Il est beaucoup question d’Intelligence Artificielle en ce moment. Dans les arts graphiques, comme dans de nombreux secteurs d’ailleurs, les créatifs sont à la fois enthousiastes des possibilités qu’offre cette nouvelle technologie et inquiets pour l’avenir de leurs professions. En trois clics et trois mots-clés, il est déjà possible d’obtenir une image selon son désir. Pourquoi paierait-on pour obtenir en trois jours ce qu’il est possible d’avoir gratuitement tout de suite ? Les clients sont bien sympathiques mais ce ne sont pas des philanthropes, jusqu’à preuve du contraire. Alors que va-t-on deveniiiiiir ??? À part aller voir Madame Irma et sa boule de cristal, pour nous éclairer sur notre avenir professionnel, on peut toujours décrire ce qui rend nos créations originales et différentes de celles produites par une IA. Penser (ce que ne fait pas une IA) ne nous rendra pas plus riches certes, mais pas plus bêtes non plus !
Le brief, dans le cadre de la réalisation d’une illustration, nous renseigne sur ce que le client souhaite voir dans l’image qu’il commande : sa forme, son format, ses couleurs, les éléments la constituant (personnages, objets, décors...) et parfois, l’émotion que l’image doit susciter chez celui qui la regarde. C’est là que les choses se compliquent, car si les mots du brief nous indiquent clairement ce que doit contenir l’image en terme d’éléments factuels, il ne nous dit que très rarement ce qui ne doit pas être montré et qui permettrait justement d’obtenir l’émotion recherchée. Si le talent existe dans ce métier, il se niche peut-être dans cet interstice du tout ou rien. C’est un peu compliqué, mais je vais développer et vous allez tout comprendre.
À force de cogiter toute la journée, on finit par avoir des théories. Je pense que ce qui se dégage d’une illustration et plus généralement du travail d’un créatif vient de ce qu’il ne montre pas clairement, de ce qu’il esquisse ou suggère. C’est ma théorie. Demandez à dix illustrateurs de créer une image à partir de ce brief précis : un cycliste (au hasard), roulant seul sur une route vers l’horizon, dans un paysage naturel fait de collines, au soleil couchant, avec une palette de couleurs chaudes et on doit ressentir de la nostalgie. Même si vous poussez très loin les consignes, vous obtiendrez dix illustrations différentes. Une d’elle correspondra, probablement plus que les neuf autres, à l’image que vous souhaitez obtenir. Puisque toutes les images représentent à peu près la même chose, la différence viendra de ce qu’elles ne montrent pas, de ce qui est de l’ordre du ressenti et non du visible.
Quelque chose de difficilement palpable se dégage donc d’une illustration et qui peut être de la poésie, de la joie, de la tristesse, de la colère… ou toute autre forme de sentiment. Parfois ce n’est même pas conscientisé par le créatif, c’est inhérent à sa façon d’envisager le monde, c’est dans l’ADN de son travail. C’est peut-être ça le fameux « style » tant recherché par les illustrateurs.trices. Et le style, c’est subtil. Inutile de le chercher dans le trait ou l’aplat, dans les droites ou les courbes – ces aspects techniques peuvent bien sûr être travaillés, mais ils ne garantissent pas à eux seuls la certitude de développer son propre style. Le trait et les aplats de couleurs d’un dessin suffisent-ils à faire de lui un élégant dessin au style « ligne claire » ? Évidemment non ! Il en faut plus, ou moins en l’occurrence ! Mais quoi ?
Que peut-on donc ne pas montrer ? Si vous prenez le temps de regarder en détail une illustration, vous constaterez qu’elle est très souvent remplie de vide : vide entre deux traits, entre deux éléments, entre deux couleurs... Il y a aussi le blanc du fond perdu d’une image ouverte, les réserves et les espaces vides choisis. Mais plus encore, il y a ce que l’image ne raconte pas, ce qui n’est pas dit volontairement. Le hors-champ, l’ellipse ou encore l’espace narratif entre deux cases de bande dessinée. Certaines images nous amènent à imaginer l’instant d’avant ou l’instant d’après. J’ai en tête ce dessin de Sempé qui nous montre un type jovial entrant dans un petit bistrot dans lequel trois de ses amis, déjà attablés, l’attendent. Il y a ce que l’on voit : un bistrot, des tables, des hommes. Il y a ce que raconte l’image : un type qui rentre dans le bistrot. Et il y a le non-dit : ils se connaissent, ils s’apprécient, ils vont passer un bon moment, il y a de l’amitié, de la bienveillance entre ces hommes. Rien de tout ceci n’est dit, tout est suggéré. Ce qui nous touche ici, c’est ce qui n’est pas montré.
Quand on ne montre pas, l’imagination du lecteur prend le relais. Et quand le lecteur s’implique, il ressent des émotions. Les monstres nous effraient plus quand on ne les voit pas. Le luxe est plus classe quand il se fait discret. En dramaturgie, c’est le principe même du mystère que de ne rien dévoiler. Laissons de la place à l’imagination, laissons des trous, des vides, des blancs. Et plaçons-les judicieusement de telle sorte qu’ils nous émeuvent.
Notons, qu’un vide n’en vaut pas un autre. Une grande surface vide dans une illustration peut être perçue comme un manque ou au contraire comme une liberté, un champ libre, un espoir ou bien la peur de l’inconnu. Un trait n’a parfois pas besoin d’être entièrement esquissé, le fil s’arrête, là où l’imagination commence, sans entraver la compréhension de l’image. Mon travail d’illustration pour Le Parisien m’a appris à ne pas être « monstratif », quand il s’agit de parler d’un sujet sensible ou d’une actualité particulièrement difficile à illustrer.
Dans notre monde d’abondance, nous sommes tentés de remplir nos créations, comme nous remplissons nos vies, nos appartements, nos existences. Si la nature a horreur du vide, les arts graphiques non. L’économie de moyens vaut le coup d’être explorée. Le Bauhaus en a fait un principe et les Japonais en ont fait un art, il parait.
On n’y coupera pas. Le monde va rapidement se remplir d’images produites par des IA. Certains parmi nous vont rester sur le bas-côté. Il va probablement y a voir moins de travail, en tout cas sous la forme que nous connaissons aujourd’hui. L’avenir (ou Madame Irma), nous confirmera ou pas tout ça. Que nous restera-il à nous autres illustrateurs.trices ? Il me semble que les IA n’aiment pas le vide, elles ont un besoin vital de remplissage. À tout vouloir montrer, elles manqueront cruellement d’émotion. A contrario, ce que nos illustrations ne montrent pas les rend uniques et profondément humaines. À qui voudra bien en user, il restera cette liberté-là.