On n’a pas fini d’en entendre parler du mérite. Il faut bien dire que ça nous travaille – que ça ME travaille moi, l’illustrateur autodidacte. Peut-être même la question vous préoccupe-t-elle aussi, surtout dans les périodes de doutes professionnels. Entre les adeptes du « quand on veut on peut » et les jardiniers cultivant leurs propres croyances limitantes, où se situe le mérite ? Quelle part accorder au talent, à l’effort et à l’envie de s’en sortir quand on est créatif ? J’ai déjà plus ou moins abordé ces sujets dans mes articles, parfois avec certitude, parfois avec beaucoup plus de réserves. Rien n’est sûr en la matière. Le parcours du créatif n’est pas une ligne droite toute tracée et son point de vue change après chaque virage. J’ai bien l’intention de tordre le cou à cette question une bonne fois pour toute dans cet article. Jusqu’à la prochaine fois, car toutes les questions ne méritent pas forcément d’avoir des réponses fermes et définitives.
D’un côté, nous avons le mérite, une qualité vantée par le capitalisme libérale comme une valeur majeure accessible à tous afin de pouvoir s’élever jusqu’aux plus hauts sommets de la réussite. Lâchons le gros mot qui sert de définition à cette notion : la méritocratie. Un type comme Steve Jobs pensait que la persévérance distinguait ceux qui réussissent de ceux qui échouent. Parmi les adeptes de cette théorie, nous trouvons les grands collectionneurs d’échecs censés mener au succès. Louons la persévérance. C’est aussi ce que je prônais dans mon article : « ne jamais rien lâcher », où je démontrais par A + B qu’à force de volonté et d’efforts on parvenait à ses fins. À une certaine époque de ma carrière, j’étais persuadé que le seul mérite que j’avais, c’était d’en avoir. Que je ne devais rien à personne qu’à moi-même, que je récoltais naturellement les fruits juteux de mes efforts et uniquement de mes efforts. C’était sans compter sur les déterminismes.
Car, en face de Steve Jobs nous avons Pierre Bourdieu qui fait de la méritocratie un mirage construit de toute pièce par les élites pour justifier leur position de dominants et rejeter la faute de l’échec sur le manque d’effort et de motivation de ceux qui restent en bas de l’échelle. Bref, la réussite n’est pas qu’une question de talent. Si vous ne parvenez pas à vous en sortir en tant que créatif, ce n’est pas uniquement parce que vous êtes un gros flemmard tout mou. Bourdieu brise le mirage de la méritocratie et montre que nous sommes tributaires d’un capital économique, social et culturel en grande partie responsable de notre aptitude à nous en sortir dans la vie. Rendu à notre préoccupation, il ne suffit donc pas d’avoir le talent de Van Gogh, encore faut-il être né avec des crayons en argent dans la trousse, avoir un tonton pote avec Picasso et avoir grandi entouré de livres de Tomi Ungerer (au moins pour les illustrateurs). J’abordais la question dans un autre de mes articles : « les limites de la volonté ».
Faut-il se satisfaire de l’une ou l’autre de ces approches concernant le mérite ? Pour avoir été partisan à 100% de la première théorie (fort de l’enthousiasme naïf de ma jeunesse), puis de la seconde (après avoir un peu lu et réfléchi sur la question), j’ai, aujourd’hui, comme un léger doute sur mes certitudes. Il y a beaucoup de bruit autour de cette question et chacun y va de sa petite expérience. On nous bourre le crâne de conférences TED, d’influenceurs.ceuses qui savent comment faire pour..., de bouquins qui nous expliquent en 10 leçons comment atteindre la..., tout ça, grâce à la volonté, la motivation, l’effort et le mérite. En parallèle, nous avons pléthore de transfuges de classe nous décrivant le parcours du combattant qu’il a fallu traverser pour s’en sortir, car tout est mis en œuvre dans nos sociétés pour que chacun reste à sa place et que les moutons soient bien gardés.
Avec le temps, j’en suis venu à me dire que tous avaient raison. Et je me suis mis à cuisiner ma petite tambouille avec ma propre expérience de la chose, en tant que : 1) illustrateur autodidacte et 2) transfuge de classe (eh oui moi aussi !) Cependant, en tant que : 3) électron libre, je ne peux me résoudre à rentrer tout entier dans une seule case. Premièrement, y a-t-il un déterminisme dans les métiers créatifs ? Probablement oui. Mais y a-t-il un déterminisme de la créativité ? Je parle ici d’envie et de besoin de créer, autrement dit, à la façon de Bourdieu, existe-t-il, un capital créatif ? Moins sûr. Il y a probablement des gens créatifs dans tous les milieux sociaux. La plupart des grands artistes viennent de milieux très différents : Cartier-Bresson venait d’un milieu bourgeois d’industriels alors que Depardon a grandi à la ferme. Matisse vient d’un milieu petit bourgeois alors que le Douanier Rousseau est fils d’une famille modeste. Inutile de vouloir, par quelques exemples, justifier une règle générale. À mon sens, la nécessité de créer ne doit rien à un quelconque déterminisme. Même si j’admets que les conditions de son développement n’en soient pas exemptes. Deuxièmement, si l’on considère que le mérite est une notion galvaudée par le Grand Capital et que toute forme d’effort est vain, alors à quoi bon se faire suer à se sortir les crayons de la trousse ?
Alors, voici comment je résous l’équation à deux inconnues du mérite. D’abord je sépare le mérite de la méritocratie. Le premier étant une qualité que l’on peut travailler, au même titre que la gentillesse, le courage ou la gourmandise (peut-être pas la gourmandise, remarquez). Le second est un concept bien pratique pour manipuler nos petits cerveaux tout tendres. Ensuite, je ramène le mérite à une question personnelle, liée à mon parcours, à mon histoire et qui n’a rien à voir avec celle des autres et avec la société. Je n’ai de mérite que par rapport à moi-même, à mes propres limites, mes propres capacités. Il n’y a débat qu’entre moi et moi-même le soir dans mon lit quand je fais le bilan de ma journée. Le mérite engendre de la fierté qui engendre de l’estime de soi qui permet d’avancer. Je fais du mérite une valeur intime et non sociale.
Mais attention ! Le mérite ne doit pas être brandi comme un étendard. Il y a le risque de lui donner trop d’importance et de tout voir à travers le prisme d’une fierté mal placée. Le risque de garder jalousement tout accomplissement comme un trésor durement acquis à la force des bras. Un matin, tout peut s’écrouler ; il faudra alors faire preuve de mérite à nouveau. Considérons-le comme un moteur du quotidien et non pas comme moyen d’accumuler des richesses, d’atteindre des sommets ou d’épater la galerie. Le mérite se suffit à lui-même, pas besoin d’avoir la médaille en plus.