La Commedia dell'Artiste

Rien de nouveau sous le soleil, nous jouons toutes et tous la comédie en société. Nous sommes les acteurs de nos propres rôles, avec plus ou moins de retenue, plus ou moins de talent. Nous ne sommes vrais que seuls face à nous-mêmes et encore, la comédie nous rattrape parfois même quand on se regarde à poil de face dans le miroir. Notre cher Balzac national a construit toute son œuvre autour de cette comédie humaine. Dans ses Caractères, La Bruyère l’a décrite dans ses moindres détails. Il n’existe pas de société sans le théâtre qui l’accompagne. Dans le milieu artistique, cette comédie joue à guichet fermé et tourne parfois au grand cirque haut en couleur (avec la fanfare et tout le toutim). C’est passionnant à observer, surtout quand on en fait partie. S’en rendre compte n’est pas agréable, mais que voulez-vous ? On est artiste ou on ne l’est pas ! Avec un peu d’autodérision, on peut arriver à en rire, à condition d’être honnête avec soi-même et de tomber le masque quelques minutes. Ce que l’on va faire ici !

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Tout d’abord l’artiste montre. Évidemment qu’il montre son travail, sans quoi il n’en aurait plus. Ça c’est pour le côté pratique et professionnel, car il s’agit de gagner sa vie avec ses crayons. Cet aspect pratique que l’artiste trouve tout bonnement naturel cache en réalité quelque chose de moins avouable : il désire plaire, il désire épater la galerie (d’art), il désire être applaudi. Moins avouable encore : il désire susciter du désir de la part de ceux qui regardent ses œuvres. C’est pas beau du tout ça ! C’est dans la nature même de l’artiste et, plus encore, dans la nature humaine. Les créatifs ici présents qui n’acceptent pas cet état de fait, peuvent nous prouver le contraire en clôturant illico leurs comptes sur les réseaux sociaux qui, au passage, ne fonctionnent que sur le principe du désir d’être aimé (un « j’aime » = un applaudissement). Personnellement, j’en suis encore à vérifier (discrètement) le nombre de vues de mes publications.

Nous autres, artistes, nous étalons nos créations lors d’expositions, dans des livres, sur les réseaux sociaux, non seulement pour continuer à avoir du travail, mais aussi et surtout pour montrer aux autres à quel point on excelle dans la pratique de notre art. Mais aujourd’hui, ça ne suffit plus. Il faut à présent nous montrer en train d’avoir la belle vie de l’artiste ayant beaucoup de succès, vraiment beaucoup. Qu’est-ce que je cherche à dire quand je publie sur les réseaux sociaux un dessin réalisé lors de ma dernière séance de modèle vivant ? Tout simplement : regardez comme je dessine bien, voyez comme je m’éclate à l’atelier de modèle vivant et comment ma vie d’artiste est passionnante ! Une petite vidéo de moi dans mon espace de travail enfoncera le clou en montrant combien je suis épanoui dans mon environnement, avec mes outils onéreux, mes créations encadrées aux murs, baignant dans une belle lumière tamisée et, bien sûr, entouré de plantes grasses magnifiques qui apaisent l’atmosphère. Si ce n’est pas pour ça, c’est pourquoi alors ? Avouez que ça pique de le reconnaitre.

Et donc, de l’autre côté de l’écran, que ressentons-nous à la vue de ce que les autres exposent de leurs créations et de leur vie d’artiste ? La première possibilité consiste à ressentir de l’admiration lorsqu’on place l’artiste dans les hautes sphères de notre estimation, là où on ne peut espérer le rejoindre un jour - il serait ridicule de jalouser David Hockney ou Martin Parr. Deuxième possibilité, la chose exposée suscite, au contraire, du mépris tant on la considère comme nulle d’un point de vue créatif. On ne lui accorde aucun intérêt et on ne répond même pas au petit coucou (entre artistes) que nous adresse son créateur. Mais là où le piège se referme, c’est avec la troisième possibilité, quand nous croyons pouvoir être à la place de celle ou celui qui expose. C’est hélas, cette dernière voie que nous empruntons le plus souvent et qui nous mène tout droit dans les marécages de la psychologie humaine. Dans ce cas précis, on désire avoir nous-même créé ce qui est exposé, avoir eu cette belle commande, cette belle idée, avoir ce talent et être à la place de cet artiste, même s’il nous énerve un peu. Mais plus que tout : on voudrait avoir la vie qu’il mène, celle que l’on fantasme (gloire et succès entouré des belles plantes grasses sus-citées). Évidemment, à aucun moment, on n’imagine l’artiste en question galérer et se prendre râteaux sur râteaux à cravacher dans un cabanon sans fenêtre. Les images nous trompent et le poison qu’elles diffusent atteint notre petit cœur tendre de poulet. C’est fait pour.

L’artiste montre en suscitant de l’envie. Le spectateur, lui-même artiste, se prend au jeu et montre à son tour dans une surenchère où tout le monde s’observe, où chacun cherche à se démarquer en imitant l’autre, en espérant attirer un peu l’attention et être « dans le coup ». À la fin nous buvons tous le même cocktail des passions tristes : envie, frustration, jalousie, aigreur, découragement... etc. Nous marchons dans les pas d’un modèle en espérant un jour devenir nous-même modèle. À la queue-leu-leu les artistes !

Ainsi émergent de grands effets de mode, des tendances dans lesquelles les créatifs s’engouffrent allègrement et parfois même sans s’en rendre compte, quitte à ce qu’ils se perdent sur des chemins qui ne leurs correspondent pas. Tout ceci a pour conséquence de créer une forme d’uniformisation de la création où tout se confond plus ou moins dans un gloubi-boulga graphique et où des singes singent d’autres singes. Hélas, nous sommes le plus souvent indifférents aux créations hors-normes et aux parcours d’électrons libres qui suivent des routes non balisées. Jusqu’à ce que l’électron libre devienne lui-même un modèle à suivre. C’est ainsi depuis toujours.

Sachez que je n’invente rien. Le philosophe René Girard décrit parfaitement ce phénomène qu’il nomme Le Désir Mimétique. J’ai simplement appliqué au petit monde de la création - que je connais un peu pour en faire partie - ce qu’il explore à l’échelle des sociétés tout entières. On désire ce que les autres désirent pour vivre la vie que l’on croit qu’ils vivent (meilleure que la nôtre). Plus nous sommes en déficience d’être, plus nous cherchons à imiter les autres. Parmi les personnages de la Commedia dell’artiste, il s’en trouve un qui dépasse d’une tête les autres : le snob. Il n’y a pas meilleur représentant du désir mimétique que celui qui pense se distinguer des autres en cherchant à « faire partie de » ce qu’il croit être l’élite, jusqu’à en devenir ridicule. Je ne donnerai pas de nom car je suis sûr que vous en connaissez quelques-uns qui trainent régulièrement dans votre feed sur les réseaux sociaux.

Je vous avais prévenu.e.s, le tableau n’est pas jojo. Ce désir de ressembler aux autres et d’envier leur vie s’apparente à une déficience existentielle. Celui qui désire, celui qui imite, celui qui désire être à la place de l’autre est en manque existentiel. Ne me regardez pas de travers, je suis moi-même concerné en tant que créatif et en tant qu’être humain. Il n’y a pas de médicament contre ça. Il s’agit simplement d’être conscient des mécanismes en œuvre dans cette affaire, et prendre la distance nécessaire pour ne pas trop se perdre sur le plan créatif et renvoyer une image de soi pas trop détériorée. Et aussi de réfléchir au rapport que nous entretenons avec les réseaux sociaux qui exacerbent ce phénomène au point de nous rendre malades.

À emprunter le chemin des autres, on ne suit pas le sien. Mais si vous êtes perdu.es, je vous invite à suivre mes pas quand même ; je ne suis pas exempt du désir mimétique.

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